Cher Dominique, il parait essentiel de souligner que le vocable "expert" recouvre bien des acceptions, ce qui est la cause de bien des incompréhensions.
Il y a dans la mission d’expertise trois phases fort distinctes, qui devraient relever de trois corps professionnels différents.
1. La première phase consiste à prendre les avis de spécialistes particulièrement bien informés ; ceux-là qui sont, comme tu le dis, tellement "actifs" qu’ils sont pétris de biais. L’expérience quotidienne est elle-même la source d’un vécu irremplaçable autant que d’une subjectivité inévitable ; le simple fait de « gagner sa vie » dans le secteur concerné crée immanquablement des intérêts personnels. Les publications, même quand elles sont le fruit d’études prétendument objectives, font partie de ces données qu’il faut considérer a priori comme toujours biaisées d’une manière ou d’une autre (volontairement ou non, souvent inconsciemment).
2. La deuxième phase est l’analyse des données recueillies (publiées et témoignées). Il s’agit de les critiquer, de les comparer, d’identifier méticuleusement leurs sources de biais et de les synthétiser en faisant apparaître très clairement les niveaux de preuve, les intérêts en jeu et les facteurs de doute. La compétence requise pour cette tâche d’analyse est fort différente de la précédente. Elle ne requiert de spécialisation qu’en épistémologie – et non dans un domaine particulier, surtout pas sous la forme d’une activité professionnelle touchant au domaine concerné. Il ne peut s’agir que de praticiens exclusifs de cette activité, formés et expérimentés en psychologie, sociologie et méthodologie de la science.
3. La phase de décision conclut le processus. Elle relève du commanditaire de l’expertise et ne doit impliquer en aucune manière ni les acteurs de la première phase, ni ceux de la deuxième. Aucun décideur ne doit pouvoir s’affranchir de sa responsabilité en l’imputant aux experts précédents. Leur science est faite d’expérience (phase 1) et de théorie (phase 2)... c’est à dire de rationalisations post hoc et a priori ! Prendre des décisions politiques sur ces bases requiert une troisième forme d’expertise : cette sagesse qui inclut la prise en compte consciente et volontaire de facteurs d’une autre rationalité – pour ne pas dire souvent irrationnels.
Paraphrasant Clémenceau, il n’est évidemment pas raisonnable de confier la politique aux experts. Ce ne serait même pas moralement acceptable. Néanmoins, il ne viendrait pas à l’idée de se priver d’écouter les professionnels, et notamment ceux qui ont leurs entrées dans les lobbies, pas plus qu’on imaginerait s’interdire de lire leurs publications. Tout le problème est de ne retenir que ceux dont les intérêts sont connus dans le moindre détail. Il faut évidemment exclure les informations venant de personnes dont on ignore l’histoire, les sources de revenus, les motivations et les influences en tous genres ; quant à celles qui ont des intérêts pécuniaires en conflit avec le sujet de l’expertise (c’est-à-dire dont l’avis pourrait avoir un effet direct sur leur revenu ou celui de leurs proches), elles sont évidemment tenues de se récuser d’elles-mêmes sous peine de poursuites pénales. On pourrait demander aux experts consultés qu’ils fassent l’effort d’acquérir une compétence particulière en expertise via une formation spécifique insistant sur la déontologie. Le montant de leur indemnité pourrait d’ailleurs en dépendre.
A l’évidence, la deuxième fonction (celle de l’analyse) devrait être confiée à un corps d’experts ad hoc, professionnels de l’épistémologie. Dans l’idéal, leur rémunération devrait être assurée par un organisme indépendant des intérêts privés mais aussi des intérêts de l’Etat (la HAS est réputée telle). Il n’y a pas des intérêts qu’industriels et les gestionnaires publics ont les leurs. Qu’il s’agisse de prestataires sous contrat ou de fonctionnaires n’aurait pas grande importance (autre qu’idéologique), l’essentiel étant que leur métier soit parfaitement défini et encadré par la loi.
La phase de décision est typiquement du ressort de la politique : vit-on en démocratie ? C’est assurément à des représentants de la société profane qu’il revient de s’approprier les conclusions de l’expertise et d’en tirer le verdict. On peut imaginer bien des manières de procéder : commission parlementaire, jury populaire... Quoi qu’il en soit, la dissémination des résultats de l’expertise est essentielle avant toute prise de décision. Il est inadmissible qu’un ministre ou un comité technique arrête un choix sans que la population ait totalement connaissance des données. On pourrait même exiger qu’une phase de consultation de représentants des usagers précède toute décision.
Pour conclure, un tel schéma ternaire est simplement ce qui est recommandé par toutes les institutions pour élaborer un consensus : recueillir les données sans préjugé, puis les discuter méthodiquement, enfin soumettre les conclusions à un jury. Rien de vraiment révolutionnaire là dedans, si ce n’est qu’on en vient à délimiter trois corps d’intervenants totalement étanches.
Ce n’est vraiment pas compliqué à mettre en oeuvre - juste (...)