Je crois que tous les participants à la discussion devraient lire cet article :
Virginie Tournay est directrice de recherche au CNRS et rattachée au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Parmi ses thèmes de prédilection figurent les médiations organisationnelles et numériques impliquées dans les choix scientifiques et technologiques. Elle analyse pour Le Monde le rôle des réseaux sociaux dans l’affaire du Levothyrox.
Comment les réseaux sociaux ont-ils alimenté la controverse autour de la nouvelle formule du Levothyrox ?
Il faut aborder cette question dans le cadre plus global de la pharmacovigilance et des innovations biotechnologiques. Tous les champs d’expertise sont touchés par la dérégulation du marché de l’information qui caractérise les nouveaux médias. Cela affecte de plein fouet les institutions : toute opinion individuelle est susceptible de faire autant de bruit que des avis scientifiques. D’où un risque accru de prolifération de discours pseudo ou alter-scientifiques.
Pourtant, les institutions ne mesurent pas bien le fait que cette dérégulation et cette hypermédiatisation menacent leur autorité sociale. Elles ont l’habitude de considérer que celle-ci découle de leur autorité scientifique. En réalité, aujourd’hui, puisque toute opinion vaut savoir, l’autorité scientifique et l’autorité sociale sont dissociées. Nos institutions sont redéfinies par les réseaux sociaux : il n’y a pas de lien direct entre la façon dont une institution fonctionne et le degré de confiance qu’on lui porte.
Tous les champs d’expertise sont-ils affectés de la même manière par l’hypermédiatisation ?
Tous ne sont pas fragilisés à l’identique. Le médical, et plus globalement toute l’innovation biotechnologique, tout ce qui a trait à la manipulation de la matière vivante sont beaucoup plus susceptibles d’entraîner de la suspicion et de la défiance. Des sous-domaines, tels que la pharmacovigilance, la toxicologie et l’écotoxicologie, sont encore plus sensibles à l’hypermédiatisation et risquent de dégénérer en controverse sociale et politique.
Dans ces disciplines, les connaissances visent à sous-tendre des prédictions au plus long terme possible. Or la démonstration de l’absence de preuve d’une toxicité n’est pas la preuve de l’absence de toxicité. On peut discuter sans fin du remplacement du lactose par le mannitol dans la formule du Levothyrox, de l’évaluation de sa bioéquivalence et de sa tolérance à long terme. On peut diminuer l’incertitude avec le temps mais jamais la réduire à néant. Toute la difficulté pour les politiques et pour les citoyens est de faire la part des choses entre cette incertitude irréductible et celle, volontaire, découlant de malversations.
Plus spécifiquement dans le cas du Levothyrox, comment a joué cette hypermédiatisation par les réseaux sociaux ?
L’affaire du Levothyrox témoigne d’une chronicisation des effets indésirables de l’hypermédiatisation. Tout ce qui touche à la confiance du public dans le système de surveillance du médicament est altéré. Il devient impossible pour le public de faire la distinction entre l’évaluation du risque qui aurait dû être mieux établie et l’incertitude inhérente à toute action humaine, qui devient à ses yeux de plus en plus intolérable.
Dans l’affaire du Levothyrox, les réseaux sociaux modifient quelque chose de fondamental dans la construction de la confiance des publics. Traditionnellement, la crédibilité sociale du système d’évaluation du médicament repose sur la confiance institutionnelle dans les organisations encadrant ces produits. Là, la confiance des publics nécessite une démocratisation de la preuve biologique : les mécanismes d’action, la chaîne du médicament, la balance bénéfice-risque sont dorénavant discutés sur les réseaux sociaux et non plus simplement par les experts. C’est pratiquement insoluble sur un plan politique : on exige à la fois que les institutions fonctionnent dans une transparence de plus en plus grande et qu’il y ait de plus en plus de preuves.
Les réseaux sociaux constituent une caisse de résonance de la méfiance. S’il faut développer la formation à l’esprit critique, il faut aussi imaginer ce que serait le monde sans les progrès médicaux. Aujourd’hui, est-ce que l’aspirine obtiendrait son autorisation de mise sur le marché ? Fallait-il, dans les années 1960, la refuser à la pilule contraceptive du fait des incertitudes à long terme sur la santé des femmes ?
A propos du Levothyrox, la ministre de la santé a reconnu un défaut d’information. Les institutions françaises du domaine de la santé se sont-elles bien adaptées au numérique ?
Elles ont de sérieux efforts à faire, à commencer par écouter davantage ce qui remonte à travers les réseaux sociaux, point de passage obligé pour lutter contre la défiance collective. Les institutions ont des responsabilités, mais inversement, il est très délicat pour des non-experts de discuter de bioéquivalence, de tolérance à long terme… Nos institutions doivent apprendre à s’adresser aux préoccupations quotidiennes des individus. Ce que parviennent souvent à faire avec grand succès les discours (...)