Modifié le 13-05-05 à 21:09 (GMT)Dans ce livre, il y a trois idées :
1. Fumer n’apporte aucun plaisir
2. Tout fumeur est un drogué
3. C’est le « lavage de cerveau » social qui pousse à fumer.
Ces trois idées, répétées à l’envi, constituent un « contre-lavage de cerveau » dont la conclusion logique est qu’il n’y a donc, dans ces circonstances, aucune difficulté à arrêter de fumer. Il suffit juste d’avoir assimilé ces trois idées pour arrêter de fumer dans un esprit positif et sans souffrance.
Le problème est, que si les deux dernières idées sont assez incontestables, la première est un peu douteuse. Il est fort probable que l’expérience personnelle de l’auteur aille dans ce sens – premières cigarettes infectes que l’on se force à fumer – dans la mesure où j’ai connu nombre de fumeurs débutants qui éprouvaient la même chose. Mais à vouloir trop mesurer tous les fumeurs à la même toise, on en oublie les autres, ceux qui aiment le goût du tabac et qui l’ont toujours aimé. Si vous me dites que ça n’existe pas, je pourrais vous répondre que personne ne peut aimer le fenouil et que ceux qui prétendent l’aimer se trompent et sont abusés dans leurs sens par une quelconque pression sociale.
Admettons quand bien même que le plaisir de fumer ne soit qu’une illusion. Comme l’illusion de la douleur – dans un trouble psychosomatique, par exemple - reste bien une douleur réellement ressentie, l’illusion d’un plaisir n’a aucune raison de ne pas être vécue comme un plaisir réel. Qu’est-ce qui peut alors convaincre le fumeur qu’il ne se prive pas en arrêtant de fumer ? Et si le fumeur se prive, tout le raisonnement d’Allen CARR tombe par terre.
Qui Allen CARR peut-il donc bien aider à arrêter de fumer ? Plusieurs catégories de fumeurs, à mon avis :
1. Ceux qui n’avaient pas encore pris conscience de leur aliénation par le tabac. Ils avaient besoin que quelqu’un leur dise et leur démontre qu’ils étaient drogués. C’est chose faite et cette simple prise de conscience peut suffire à réussir son sevrage.
2. Ceux qui n’ont réellement jamais aimé fumer. Ceux-là aussi ont sans doute besoin qu’on leur mette les points sur les « i » pour prendre conscience de la stupidité qu’il y a à adopter un comportement répétitif qui n’apporte aucun plaisir (je connais peu de gens parmi ceux qui détestent le fenouil qui s’obstinent à en manger à chaque repas)
3. Ceux pour lesquels le « lavage de cerveau » version Allen CARR a suffisamment d’effet pour les convaincre qu’ils n’aiment pas et n’ont jamais aimé fumer.
4. Allen CARR lui-même. Il y a quelque chose de certain : si vous voulez n’avoir aucun risque de rechute dans votre sevrage, prenez en charge la responsabilité des groupes de fumeurs pour les accompagner dans leur sevrage. Il vous est alors moralement impossible de craquer. C’est bien tout l’intérêt des groupes de discussions entre ex-fumeurs : quand on secoue un peu les autres ou qu’on les réconforte, on trouve en fait les mots qu’on aurait besoin d’entendre et qui permettent de renforcer la motivation personnelle.
Je sais bien qu’une des certitudes de bien des gens – et pas seulement A. CARR – est qu’un drogué = un drogué et que toute l’histoire personnelle s’annihile devant une dépendance ou une aliénation. J’ai beaucoup de mal à accepter ce point de vue. Les raisons qui m’ont poussée à fumer sont peut-être comprise à l’intérieur d’une même manipulation globale de l’humanité par les lobbies du tabac, mais ce ne sont malgré tout pas les mêmes que celles de mon voisin, encore moins que celles d’Allen CARR.
Je me souviens très bien, par exemple, de mes premiers cafés : je les trouvais véritablement infects et je les noyais dans le sucre pour pouvoir avaler ce breuvage qui avait l’avantage d’être le moins cher dans les cafés que je fréquentais assidûment en mes jeunes années. Le goût du tabac, non, il ne m’a jamais paru mauvais, même les toutes premières ne m’ont pas fait tousser (accoutumance prise dès l’enfance dans une famille où mon berceau était baigné par la fumée de mon père et de mes frères ?)
Allen CARR nie farouchement l’aspect « oralité » dans le tabagisme et répète d’ailleurs à plusieurs reprises qu’il ne sert à rien de mâcher des chewing-gums ou de sucer des pastilles. Il faut arrêter, un point c’est tout. Sauf que je connais beaucoup de fumeurs qui, comme moi, sont très bavards, très gourmands, et ont sans doute été des bébés suceurs de pouce, des enfants qui se rongeaient les ongles, des pré-ados mâcheurs de chewing-gums avant de devenir fumeurs. Il doit tout de même y avoir un petit rapport, non ? je veux bien qu’on remette en cause Freud et les fondements de la psychanalyse, mais peut-être sur une argumentation et une analyse un peu plus sérieuses.
Il me paraît beaucoup plus constructif de prendre en compte cette oralité et de tenter soit de la vivre autrement, par la recherche de goûts de plus en plus subtils, par exemple, ou bien en développant d’autres sens comme l’odorat par exemple qui est un sens sous-exploité chez l’être humain.
Du point de vue de la symbolique du tabac et de ce que nous projetons en lui, le modèle psychologique est sans doute encore moins univoque. Pour une femme de ma génération et de mon milieu social, fumer aura souvent été ce que sa mère n’a pas pu faire (comme de conduire une voiture, d’affirmer ses opinions en public, etc, bref, tout ce qui n’était pas « féminin » selon certains critères en vigueur jusqu’à la seconde moitié du vingtième siècle). Comme un camionneur aurait l’impression d’être moins viril s’il ne se sifflait pas son litre de rouge avec sa gitane maïs, une femme qui renonce au tabac a peur qu’on la ré-enferme immédiatement dans sa cuisine et qu’elle perde le peu d’autonomie qu’elle et ses sœurs ont si durement conquis.
C’est bien pour tout cela que le travail de sevrage ne peut pas être rapide et facile, il faut comprendre ce que le tabac comble en soi, à quoi sert cette béquille et apprendre à reconstruire sa vie sur des bases différentes. Si c’était aussi simple que le décrivent les quelques pages de ce livre, vu le nombre d’exemplaires vendus et lus, il n’y aurait plus de fumeurs du tout. Car l’argument selon lequel si on n’y arrive pas, c’est qu’on n’a pas compris et qu’on n’a pas suivi les consignes ne tient pas la route deux minutes : les idées développées sont tellement basiques que tout individu qui le lit dans une langue qu’il pratique couramment ne peut pas ne pas comprendre.
Non, il faut un peu d’humilité aussi quand on a réussi à arrêter de fumer. On a vécu un parcours qui paraît vérité universelle uniquement parce que c’est le sien et il peut très bien ne pas convenir à un autre fumeur qui éprouvera d’autres symptômes et d’autres difficulté. Echanger son vécu, son expérience, ses astuces, c’est une bonne chose à condition de toujours avoir en tête « pour moi, cela s’est passé comme ça ».
A tous les copains à qui je l'avais envoyé en privé : il fallait bien que ça sorte un jour!