Modifié le 08-02-04 à 16:15 (GMT)Bon dimanche.
Encore un dimanche qui me retrouve à mon clavier, à éponger mes sentiments, à faire le point sur le vide que m’a laissé la goudronneuse lorsque je l’ai enfin bannie…
C'est vraiment au réveil que l'envie de se goudronner la face, de se nico-troncher est la plus forte, avec le café du matin... J’aimais mes dimanches matin paresseux, lorsque je me réveillais le premier pour faire le petit déjeuner, quand Alex dormait encore et que je m’asseyais à la table de la cuisine avec mon café, un papier et un crayon, et que j’allumais… la première de la journée…
On dit que la cigarette nostalgique est dangereuse… Sans doute.
J'ai passé toute ma vie à fumer en écrivant... ou plutôt à écrire en fumant, depuis mes heures d'étudiant en Lettres Modernes à la fac de Caen, où j'allais m'enfermer dans des cafés mal-famés, pour écrire des essais à rallonges sur les dramaturges américains… Généralement, je m’asseyais dans le coin le plus éloigné à l’intérieur du bar et peu à peu, je devenais invisible, je fondais contre le mur, je n’étais plus qu’une paire d’yeux, une main qui écrivait, décrivait… tandis que l’autre faisait un joli brouillard bleu pour se dissimuler au monde…
J’ai passé les meilleurs moment de mon adolescence tardive dans ces bars d’ouvrier, j’étais « le gamin », celui qui ne buvait jamais d’alcool, sauf le jour de l’anniversaire du Grand Jacques, le jour où tout le bar a eu droit à la tournée générale, même le petit étudiant assis au fond du bar, le jour où, enfin...
Je raconte l’histoire du Grand Jacques ? Bon, alors je fais un café et je raconte l’histoire de Grand Jacques. Ca répondra en même temps à une question indiscrète de Thar… Et ça parlera aussi de mes premières rencontres avec la goudronneuse.
Grand Jacques venait souvent au bar du Canal, il bossait comme manœuvre dans les chantiers et avait toujours rêvé d’être militaire. Quand je l’ai rencontré, il avait 26 ans, et ne savait ni lire, ni écrire. Il n’avait donc pas pu être admis à l’armée, à son plus grand désespoir. Quant à moi, j’avais 17 ans, j’avais eu le bac avec mention avec un an d’avance et surtout je ne pensais qu’à écrire et au théâtre…Je savais déjà que j’étais gay, ou plutôt j’avais conscience d’une différence profonde, tangible, mais à cette époque, plein des tabous d’un petit village de pêcheurs en Normandie, je ne l’avais ni admise, ni vécue.
Grand Jacques venait souvent s’asseoir avec moi pendant que je travaillais et m’offrait une Gauloise, qu’il avait toujours sur lui, dans une poche attachée autour de son cou. Il ne disait pas grand chose, mais assis à coté de moi, il fumait sa clope en buvant sa bière et parlait parfois de sa vie, de son boulot. C’est ainsi que j’appris qu’il avait eu une petite amie, mais qu’ils avaient rompu et qu’il rêvait d’être militaire… Peu à peu j’avais découvert une enfance si éloignée de la mienne, une enfance de parents alcooliques et violents, de maisons de placement, d’une scolarité inexistante, du travail à 14 ans et je me demandais comment c’était possible, en 80, de ne savoir ni lire ni écrire…
Ma chambre universitaire n’était pas sur le Campus, il fallait faire environs quatre km à pied pour la rejoindre et passer par un endroit très isolé, une série de terrains vagues qui longeaient le périphérique et sur lesquels maints contes urbains courraient dans l’université. Une fille s’y serait fait violer, plusieurs étudiants s’y seraient fait braquer et attaquer, bref, un no man’s land dangereux qu’il ne fallait pas fréquenter après la tombée du jour.
En novembre, il faisait déjà nuit quand je retrouvais ma chambre de bonne après les cours, le lundi, le mardi et le jeudi. Je parlais un jour à Grand Jacques d’arrêter les cours de Linguistique, car c’est vrai que je n’étais pas rassuré en rentrant chez moi… C’est Grand Jacques qui eut l’idée de faire un échange. Il viendrait me chercher à l’université en moto ces jours là, quant à moi, je lui apprendrai à lire et à écrire…
C’est ainsi que commença une association étrange, une camaraderie qui alla plus loin que cela, entre deux personnes si dissemblables et qui, pourtant, avait besoin l’un de l’autre, qui pourtant avaient choisis de se retrouver. Les mois suivants, il arrivait à la sortie de mes cours sur une vieille Honda 125, ce grand gaillard musclé, le casque de son ex copine sur le bras. Parfois, il arrivait un peu plus tôt et je le trouvais assis assis sur sa moto, en train de fumer sa clope. Il avait un faux air de James Dean dans Rebel Without a Cause, avec son blouson de cuir et ses mains dans les poches... Alors je fermais mon blouson, j'enfilais le casque, j'enfourchais la moto, m'accrochais derrière lui et il me ramenait chez moi, où nous passions une heure à travailler sa lecture et son écriture, en clopant cigarette sur cigarette, épaule contre épaule...
Peu à peu, et cela malgré moi, je tombais doucement amoureux de ce grand gaillard si gentil, pas très futé, plutôt beau avec sa fossette dans un menton carré et ses yeux bleus, un peu simple dans son humour, mais qui avait besoin de mon aide, et qui j’en suis sûr, se serait fait tailler en pièce pour moi. Assis à coté de lui, dans la fumée, je ressentais ce mélange de fierté de ce que nous étions en train de réussir, de chaleur et d’envie de m’assoupir dans la sécurité de ses grands bras… Quant à lui, je pense qu’il devait y avoir un mélange de curiosité, de gratitude, de sentiment de fraternité et de ce « je ne sais quoi » que les hommes éprouvent parfois l’un pour l’autre, mais qu’ils n’aiment pas trop gratter parce qu’ils ont peur de ce qu’ils risquent d’y trouver…
C’est un soir de mars que tout changea et que, pendant quelques semaines, notre relation devint autre. Ce soir là -il était Bélier-, Grand Jacques avait décidé de boire un verre ou deux au Bar du Canal pour fêter son anniversaire. Exceptionnellement, vu que je n’étais pas encore majeur, j’avais eu le droit à une bière par la patronne du bar, qui félicitait Grand Jacques sur ses progrès. Depuis un temps, Jacques lisait tout, les menus, les affiches, les tracts dans la rue et il se promenait avec un air heureux qui, moi, me remplissait de fierté. De plus, je venais d’apprendre que j’avais passé avec succès la première partie du concours pour partir aux Etats-Unis étudier le théâtre et la scénographie après ma licence...
C’est alors qu’un mec que j’avais vu une ou deux fois dans le bar auparavant, jaloux sans doute du manque d’attention, agressivement saoul, se mit à faire des allusions sur notre relation et s’échauffant tout seul progressivement, se mit à traiter Grand Jacques de pédé et commença à l’insulter copieusement.
Michèle, la patronne du bar essaya de calmer le mec en question, une espèce de petit rouquin hargneux, teigneux et dressé comme un coq, mais il revenait à la charge après quelques minutes de silence. Soudain, mon grand Jacques se dressa, attrapa le mec par le fond de la culotte et le balança par la porte. Puis revint tranquillement s’asseoir, un peu rouge, un peu essoufflé, mais sans me regarder.
Vers une heure du matin, à la fermeture du bar, Grand Jacques et moi sortîmes dans la rue pour rentrer chacun chez soi. J’étais saoul, heureux de ma première cuite et nous chantions dans la rue comme deux forcenés… Il devait passer chez moi pour reprendre ses bouquins, mais il ne rentra pas chez lui cette nuit là. Allongé sur mon lit, il me répétait : « Je suis pas pédé, tu sais, mais j’ai envie d’être avec toi ce soir, tu comprends ? » Je comprenais trop bien. Le souvenir de mon premier baiser à encore le goût de la Gauloise Brune...
C’est ainsi que les cours continuèrent quelques temps, j’apprenais beaucoup aussi! Mais s’il avait « envie d’être avec moi », Grand Jacques avait beaucoup de mal à réconcilier les choses…
Un jour, fin avril, il m’écrivit une lettre, bourrée de fautes d’orthographe, bien sûr, mais probablement sa première lettre, que j’ai toujours gardé, où il me dit que je suis son petit frère, mais qu’il ne peut plus me voir, parce qu’il ne comprend plus les choses…
Une lettre glissée sous la porte de ma petite chambre.
Je ne l’ai jamais revu. Je ne suis jamais retourné au bar du canal. Je suis parti aux Etats-Unis. J’ai gardé la lettre comme une des choses les plus précieuses, des plus belles qu'il m'ait jamais été donné de reçevoir. Elle sent encore la Gauloise Brune.