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Qualité et santé : 3) Médecine scientifique et objectivité
Première publication : dimanche 10 août 2008,
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Dans le domaine de la santé, le concept de qualité a subi une profonde évolution : longtemps centré sur le résultat, il concerne désormais les procédures de soin, aboutissant à leur normalisation.
Ce dossier, divisé en cinq articles, propose une nouvelle approche de la qualité fondée sur un partage et une pondération de la subjectivité.
Le premier article rappelle la définition de la qualité en santé et son évolution au cours des âges.
Le deuxième article fait un détour par le moteur de recherche Google qui a révolutionné le classement de l’information grâce à son approche subjective des critères de qualité.
Dans ce troisième article, nous verrons que l’objectivité scientifique, moteur de progrès et de qualité au XXe siècle, trouve aujourd’hui ses limites et doit laisser coexister d’autres approches.
La pairjectivité, thème central de ce dossier, est détaillée dans le quatrième article.
Le cinquième article compare nos procédures qualitatives actuelles à un système pairjectif qui a fait ses preuves depuis 500 millions d’années.
Idées-forces :
La subjectivité a longtemps aveuglé la médecine. A la subjectivité du patient s’ajoute celle du soignant : effet placebo et biais de vérification d’hypothèse. L’introduction d’une approche objective et expérimentale de la médecine a permis les immenses progrès sanitaires du XXe siècle. Mais l’objectivité se prête mal à l’étude des phénomènes humains et conduit la médecine dans une impasse. Avec l’objectivité est née la fraude qui est rapidement devenue inextirpable de la science. L’approche purement objective de la thérapeutique était une étape importante qu’il faut accepter de dépasser. |
"Qui d’entre nous, au moment d’aider celui qui s’est confié à lui, ne souhaiterait que la science fût encore plus avancée ?
Mais ce qu’on nous présente comme “connaissances scientifiques” évoque bien souvent le bric-à-brac qu’un brocanteur aurait qualifié de salon artistique..."
Pr Alain Froment
"Il n’y a aucune limite (son, lumière, zéro absolu, principe
d’exclusion de Pauli) que l’esprit de l’homme ne puisse franchir dans
un calcul foireux"
Anonyme - Les perles du bac
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Guérir est longtemps resté une affaire de magie.
Hippocrate fut le premier à tenter, en créant la médecine, de s’appuyer sur la raison en matière de santé.
Il s’inscrivait ainsi dans la continuité des philosophes naturalistes, suivi par Erasistrate, Celse, Galien, Avicenne...
Cependant, comme les progrès furent lents !
Car les médecins, comme les autres scientifiques de l’antiquité, étaient handicapés par leur subjectivité propre, ce qu’on appelle à présent le biais de confirmation d’hypothèse.
Ce biais est une tendance naturelle qui nous pousse à trouver dans nos observations ce qui confirme nos théories ou croyances : nos yeux ne voient pas, notre cerveau ne croit pas, ce qui va à l’encontre des idées que nous cherchons à vérifier. Alors nous les écartons sans procès.
Ainsi, le chercheur-expérimentateur rejette inconsciemment les résultats qui le dérangent.
Au contraire, nous mettons en exergue les observations qui vont dans le sens de notre démonstration : le médecin qui teste un médicament, écoute ses patients d’une oreille très différente selon qu’il croit ou non en l’intérêt de sa prescription. Les effets positifs seront attribués au médicament alors que les ressentis négatifs seront "à coup sûr" dûs à une cause extérieure, voire à une autre maladie.
Pourtant, à étudier de près l’acte de guérison, le médecin n’est pas le seul être subjectif bien au contraire.
A cette subjectivité côté médecin s’ajoute une subjectivité côté patient : l’effet placebo
L’effet placebo constitue l’autre grand biais thérapeutique. La foi dans ce qui soigne mobilise des mécanismes d’atténuation de la douleur, mais aussi de baisse de la tension artérielle ou du cholestérol ! Une substance inerte présentée comme un médicament salvateur va guérir un pourcentage important de patients. Encore aujourd’hui l’effet placebo intervient de façon considérable dans l’effet des médicaments, y compris pour ceux dont l’activité intrinsèque est incontestable. L’effet placebo touche les enfants comme les adultes, les scientifiques comme les illettrés. Il concerne même les animaux, preuve s’il en était besoin de la puissance de la communication non verbale.
Il existe aussi en miroir un effet nocebo : nous ressentons des effets indésirables avec une substance inerte, surtout si elle nous a été présentée comme potentiellement mal supportée.
Le plus bel exemple d’effet placebo-nocebo a été matérialisé par un très beau protocole à double détente : dans un service de personnes âgées, un produit inerte (gélule de sucre glace) est présenté aux infirmières comme un bon antidouleur à utiliser si nécessaire chez leurs patients. Elles sont mises en garde contre le risque de diarrhée que ce nouveau médicament peut provoquer, mais il leur est demandé de ne pas parler de ce problème aux patients. Ce médicament est pourtant un pur placebo dénué de toute activité biologique.
Après un mois, les infirmières ont demandé à ce qu’on leur fournisse un autre médicament : elles le trouvaient très efficace sur les douleurs, mais le service était désorganisé par les nombreuses diarrhées qu’il provoquait chez les pensionnaires de l’établissement [1]. Effet placebo et nocebo s’intriquaient sans que l’on sache qui influençait qui...
Les subjectivités s’ajoutent, comme les erreurs de mesure s’additionnent dans une expérience de physique. Faute de savoir détecter et corriger ce biais majeur, la médecine n’a que très peu progressé sur le plan thérapeutique pendant deux mille ans. Les remèdes les plus fantaisistes se sont succédés sans qu’un outil d’évaluation objectif et fiable puisse permettre de trier l’illusion de la réalité.
Le philosophe Michel Henry situe au début du XVIIème siècle avec Galilée l’irruption de l’objectivité dans le champ scientifique [2]. Le célèbre astronome serait le précurseur de la modernité et l’un des premiers à dénoncer la subjectivité comme frein à la connaissance rationnelle. On connaît ses démêlés avec l’Eglise : les remises en cause des dogmes provoquent généralement de fortes réactions.
Dans le champ médical, la découverte de la circulation sanguine par Harvey à la même époque amorce une accélération du progrès scientifique en médecine, facilité par de nouveaux outils comme le microscope de l’étonnant van Leeuwenhoek.
Un siècle plus tard, la première expérience médicale scientifique est sans doute celle de James Lind. Ce médecin écossais étudie l’action de divers produits pour soigner le scorbut. Il crée six groupes de marins et leur attribue un produit différent. Ceux qui prennent les citrons guérissent. C’est sans doute la première étude comparant simultanément des traitement dans des groupes de patients différents ; ces études seront appelées plus tard "contrôlées" par référence à un groupe de contrôle qui ne reçoit pas le traitement à étudier. Il s’agit d’un application parfaite de la méthode expérimentale. La gravité de la maladie, l’absence d’effet placebo significatif dans le scorbut, l’absence de guérison dans les autres groupes, se conjuguaient pour démontrer formellement de l’efficacité d’un composant des agrumes.
Le XIXe siècle voit se généraliser la méthode expérimentale
L’expérience de Lind n’était qu’un premier pas vers la médecine scientifique qui va progresser à grands pas grâce à la généralisation de la méthode expérimentale, sous l’influence notable de Claude Bernard :
Le scientifique observe un phénomène et conçoit une hypothèse qui s’y rattache ou l’explique.
Il imagine ensuite une expérience qui ne pourra fonctionner que si cette hypothèse est vraie.
En cas d’échec de l’expérience, l’hypothèse est réfutée.
En cas de succès, il poursuit de nouvelles expériences pour confirmer son hypothèse et communique sur ce qui pourrait devenir une "loi de la nature" [3].
La mise en oeuvre de la méthode expérimentale coïncide avec d’immenses progrès dans la compréhension des phénomènes biologiques avec leur cortège de retombées diagnostiques et surtout thérapeutiques.
C’est par sa célèbre expérience de la cornue stérilisée [4] que Louis Pasteur arrive à convaincre l’Académie de Sciences de l’impossibilité de la génération spontanée de la vie. Pour autant, et malgré l’élégance de la démonstration, son adversaire Pouchet continue à croire jusqu’à sa mort à la génération spontanée.
- Expérience de Pasteur
- Après chauffage et donc stérilisation, la solution ne fermente pas. En revanche, si l’on casse le serpentin, les germes pénètrent et la solution fermente.
C’est donc l’expérimentation qui devient le nouveau standard de la science médicale. L’expérimentation permet de prouver objectivement la justesse d’une nouvelle théorie, l’erreur de ses contradicteurs, ou l’intérêt d’un nouveau traitement. Elle vise à protéger le scientifique de sa propre subjectivité.
Une période féconde en découvertes majeures s’ouvre alors, apportant notamment la vaccination et l’hygiène, deux moteurs majeurs de l’augmentation de l’espérance de vie et de la lutte contre les fléaux sanitaires.
Mais la thérapeutique est le parent pauvre du progrès et la médecine scientifique reste essentiellement descriptive. La compréhension des mécanismes biologiques progresse beaucoup plus vite que les traitements. Le XIXe siècle et le début du XXe font encore la part belle à l’homéopathie et aux extraits de plantes dont les effets sont modestes sur les maladies graves.
Si la méthode expérimentale constitue la voie royale en physique et un outil de choix en biologie, il en est autrement en médecine. L’effet placebo, c’est-à-dire la subjectivité côté patient, est toujours aussi puissant et déroutant ; il fausse les tentatives d’évaluation thérapeutique. De plus, ce qui est vrai pour un patient ne l’est pas pour un autre et la variabilité des réactions individuelles rend hasardeuse l’extrapolation des résultats observés. Enfin, la "protocolisation expérimentale" des remèdes traditionnels issus de plantes nécessite l’extraction des principes actifs et l’anéantissement d’un savoir ancestral empirique faisant intervenir de nombreux éléments de complexité [5]. Seuls les produits dont l’efficacité est flagrante et qui guérissent ou préviennent des maladies graves sortent du lot. Les vaccins en constituent un bon exemple.
Après avoir combattu la subjectivité de l’expérimentateur par la méthode expérimentale, la médecine invente d’autres procédés pour tendre vers l’objectivité et la rigueur scientifique :
La randomisation, utilisée pour la première fois par Ronald A Fischer dans l’agriculture, s’impose comme un moyen aussi efficace que déroutant par sa simplicité pour créer des échantillons de patients comparables : il suffit de tirer au sort.
L’essai clinique contrôlé en aveugle contre placebo : un groupe de patients reçoit le principe actif à étudier, l’autre un placebo indiscernable. Les résultats sont comparés dans les deux groupes. La subjectivité du patient est annulée [6] par le fait qu’il ne sait pas s’il prend le principe actif ou le placebo.
Le double aveugle [7] : étude contrôlée dans laquelle ni le patient ni le médecin ne connaissent la nature du médicament délivré. L’analyse des résultats finaux doit idéalement être réalisée également en aveugle, la nature du traitement A et du traitement B comparés n’étant dévoilée qu’à la fin du traitement des données (pour éviter un biais de vérification d’hypothèse - rejet ou interprétation des données défavorables - à cette phase cruciale).
Garantissant apparemment une double protection contre la subjectivité de l’expérimentateur et celle du patient, l’essai clinique contrôlé (ECC) va devenir le parangon de vertu scientifique dans le domaine médical.
Naissance des essais cliniques contrôlés (source La course aux molécules, Sébastien Dalgalarrondo) "L’histoire des essais cliniques randomisés commence aux États-Unis après la seconde guerre mondiale, lorsque des médecins, des chercheurs et des responsables de revues médicales, persuadés du pouvoir de la science et de la preuve statistique, décident de lutter à la fois contre l’hétérogénéité des prescriptions thérapeutiques et l’influence néfaste des publicités de l’industrie pharmaceutique, jugées peu scientifiques voire mensongères. Ces « réformateurs thérapeutiques » entreprennent donc la mise en place d’essais dans lesquels les patients sont répartis de manière aléatoire (randomisation) dans deux groupes d’analyse, le premier recevant un placebo et le deuxième le traitement testé. Cette nouvelle façon d’apporter la preuve de l’efficacité d’un médicament ne s’imposa pas sans quelques réticences au sein de la communauté médicale. Certains cliniciens refusèrent d’attribuer des médicaments au hasard et de priver ainsi, pendant la période de l’essai, leurs malades de tout traitement au nom de la science et de la rigueur statistique, pratique qu’ils jugeaient contraire à l’éthique médicale et au devoir de soin. Cette nouvelle méthodologie imposait par ailleurs que ni le patient ni le médecin ne sachent dans quel groupe le patient était enrôlé, procédure dite du double aveugle, qui se heurtait elle aussi aux pratiques ancestrales de la médecine. Parallèlement à la naissance et à la constitution de ce groupe de réformateurs, à la tête duquel on trouve des patrons de médecine prestigieux, d’autres acteurs de la communauté médicale oeuvraient pour un meilleur contrôle des médicaments. Dès 1906, le Conseil de pharmacie et de chimie de l’Association médicale américaine (AMA) mit en place un réseau d’experts, notamment des pharmacologues, chargés de vérifier et d’évaluer l’intérêt thérapeutique des nouvelles molécules. Ces pharmacologues allaient jusqu’à réaliser leurs propres études afin de lutter contre le discours parfois proche du « charlatanisme » de certains groupes industriels. Le modèle de cette expertise sera repris par la Food and Drug Administration (FDA) en 1938 lorsqu’elle commença à vérifier l’innocuité et l’efficacité thérapeutique des médicaments. Mais malgré tous les efforts du groupe des réformateurs et l’apparition progressive d’études randomisées dans la presse médicale, il fallut attendre deux événements cruciaux pour voir les ECC véritablement s’imposer. Le premier est d’ordre réglementaire. En 1962 est voté aux États-Unis un amendement à la loi fédérale sur l’alimentation, les médicaments et les cosmétiques, le Kefauver-Harris Amendement. Il imposa aux firmes de démontrer en suivant « une méthode statistique appropriée » et une « investigation contrôlée » l’efficacité d’un nouveau médicament avant qu’il ne soit mis sur le marché. Les industriels durent donc appliquer les ECC pour pouvoir satisfaire ces nouvelles exigences réglementaires. |
La pratique des ECC est donc toute récente. Erigée en dogme méthodologique, elle est censée apporter l’objectivité nécessaire à une évaluation rationnelle des médicaments et des stratégies thérapeutiques.
Malheureusement, si ses débuts ont énormément apporté à l’évaluation du fatras thérapeutique hérité du XIXe siècle, les ECC souffrent d’un défaut rédhibitoire : ils ne peuvent étudier que ce qui est objectivable et mesurable [8].
Comment étudier un sujet avec objectivité ?
La science expérimentale a abouti à une "objectivation du sujet", à un réductionnisme cartésien de l’invidu réduit à une somme d’organes, de mécanismes biologiques où à un "sujet-type" dont le destin sera applicable à ses semblables.
L’objectivisation de la médecine a bien sûr permis de réels progrès en mesurant précisément l’impact de nos interventions sur des phénomènes bien définis. Mais elle a aussi été terriblement sclérosante en excluant du champs de la science médicale l’essentiel de ce qui caractérise l’Homme, à savoir les émotions, les affects, la complexité, ou encore la versatilité et l’oubli. Michel Maffesoli décrit très bien ce phénomène dans son "éloge de la raison sensible". Dans un registre un peu différent, Sophie Ernst, une philosophe de l’éducation s’interroge sur "l’image ambivalente de la science chez les jeunes : triomphante et asséchante"("subjectivité et objectivité dans l’enseignement des sciences" ).
Pour rester centré sur la médecine, Alain Froment, dans "la science et la compassion" [9] analysait avant l’apparition de la "médecine fondée sur les preuves" le double écueil consistant soit à négliger les apports de la science, soit à vouloir les imposer au patient sans se préoccuper de sa singularité :
Nous serions peut-être alors encouragés à tenir compte des limites de nos connaissances biologiques pour réfréner notre tendance naturelle au dogmatisme, dans nos paroles et nos décisions médicales, et à confronter l’argumentation biologique boiteuse à d’autres éléments qui mériteraient tout autant, sinon plus, d’être pris en considération.
Combien d’ouvrages médicaux, d’articles, de présentations de congrès, et pire encore de décisions thérapeutiques “sur dossier”, réduisent l’individu, comme s’il était un quelconque organisme animal, à un ensemble de chiffres, d’images et de signes, en omettant complètement que cet organisme est habité par l’affection, la joie, la peine, l’angoisse, le désir, qu’il se comporte comme membre d’un groupe et a besoin d’y conserver sa place et sa fonction, que sa vie a d’autres dimensions que sa durée et peut être fondée sur des valeurs profondément différentes des nôtres, mais tout aussi valables qu’elles.
Ces réalités sont-elles méprisables parce qu’elles ne sont pas mesurables, ou n’est-ce pas nos connaissances qui sont méprisables de ne pas pouvoir les prendre en compte ? Qui connaît d’ailleurs les conséquences biologiques à long terme de la souffrance morale, de l’angoisse, du bien-être, de l’affection ? On a quelques raisons de les croire importantes : est-ce véritablement la marque d’une attitude scientifique que de ne pas tenir compte de cette éventualité, et est-ce la marque du progrès scientifique que d’anéantir ce que des millénaires de civilisation ont fait de l’Homme ?
Si l’individualisation de certains paramètres humains et leur étude isolée est grisante pour l’esprit scientifique, elle est frustrante pour l’humaniste. Pire, il arrive de plus en plus souvent que le scientifique souhaite imposer sa vision étriquée de la réalité de l’homme à ceux dont l’approche holiste est pourtant plus fidèle, à défaut d’être mesurable, reproductible ou tout simplement explicable. C’est tout le drame de la "norme" appliquée à la santé [10].
L’objectivité scientifique constitue un Graal inaccessible, voire un miroir aux alouettes. Mal utilisée, elle peut aboutir à détruire de précieux équilibres et faire paradoxalement régresser la qualité là où des imprudents tentent de l’imposer en dogme.
Elle présente un autre défaut important : sa sensibilité aux biais cachés. La subjectivité indissociable de l’humain a rapidement refait surface, sous une autre forme : la fraude scientifique. Or cette subjectivité dissimulée est beaucoup plus préoccupante que la subjectivité affichée des savants du XVIIIe siècle.
La fraude atténue progressivement les bénéfices apportés par la méthode expérimentale et les essais cliniques contrôlés
Dans leur célèbre Souris truquée [11], W. Broad et N. Wade rappellent que la fraude est aussi vieille que la science : Ptolémée, Galilée, Newton, Dalton ont inventé ou "arrangé" leurs résultats pour mieux valider leurs théories.
Avant même que n’apparaissent les intérêts financiers qui rongent actuellement l’éthique médicale [12], la recherche de la gloire suffit à conduire nos savants les plus prestigieux à de petites "corrections" pour améliorer l’aspect de leur travaux. Il apparaît que les grands découvreurs sont parfois des scientifiques qui excellaient surtout dans l’art de mettre en valeur des travaux dont ils n’étaient pas les auteurs ; d’autres enjolivaient ou inventaient certains résultats d’expériences difficiles pour être sûrs de s’en faire attribuer la paternité : l’Histoire ne retient que le nom des découvreurs et la course contre le temps fait mauvais ménage avec la rigueur.
Depuis que la carrière des chercheurs est intimement liée au nombre de leurs publications, la fraude est devenue une part intégrante de la recherche. Broad et Wade commencent leur livre [13] (nous sommes en 1981) par la description d’une audition du Congrès américain :
D’un coup de marteau sur le bureau, le jeune représentant du Tennessee ramena le silence dans l’imposante salle d’audience du Congrès. Je suis forcé de conclure, dit-il, que la persistance de ce genre de problème résulte de la réticence des scientifiques à prendre cette affaire très au sérieux. Le problème auquel Albert Gore Jr. faisait allusion était celui de la fraude dans la recherche scientifique. |
Le jeune Al Gore (il avait alors 33 ans) aura l’occasion de faire parler de lui 20 ans plus tard en offrant au monde la base de données bibliographiques Medline jusqu’alors réservée aux abonnés. Pied-de-nez de l’Histoire, il sera battu aux élections présidentielles américaines de 2000 par Georges Bush grâce à une fraude électorale... Un prix Nobel lui sera attribué pour son action en faveur de l’écologie, domaine où la fraude scientifique est caricaturale aux USA.
La fraude est si bien ancrée dans les comportements scientifiques qu’elle en devient un sujet de dérision :
Traduction des termes employés dans les publications scientifiques : IL EST BIEN ÉTABLI QUE... "Je ne me suis pas donné la peine de vérifier, mais il me semble bien possible que..." "L’expérience échoua, mais il me semble tout de même pouvoir en tirer une publication" "Le copain du labo d’à côté avait déjà mis la technique X au point" "Les résultats obtenus à partir des autres échantillons n’ont rien donné de cohérent" "Ne fut pas jeté à l’égout" "Le gars du labo d’à côté en avait en rab" "Composition inconnue, mises à part les prétentions exagérées du fournisseur". "Je crois que" "2 collègues penseraient comme moi" "Je n’ai rien compris à ce qui s’est passé" "Voici les meilleurs résultats" "Non significatif" "Personne n’est arrivé à comprendre quoi que ce soit" "X a fait le travail et Y m’a expliqué ce que signifiaient les résultats." [14] |
Le méthode expérimentale, si elle a permis de grands progrès, a été indirectement responsable de la naissance d’une fraude plus élaborée. Auparavant, les scientifiques se contentaient, comme Ptolémée, "d’emprunter" le travail de leurs prédécesseurs, ou comme Newton et Galton, d’arranger quelques calculs pour "tomber juste". Désormais, il leur faut truquer, voire inventer de toute pièce des expériences complexes pour franchir les barrières de la reconnaissance par les collègues avant d’être publié.
Pour en finir avec l’humour attaché à la fraude scientifique, voici un dernier texte raillant les expériences un peu trop parfaites du père de la génétique, le moine Gregor Mendel :
Au commencement était Mendel, perdu dans ses pensées. Et il dit : Qu’il y ait des pois. Et il y eut des pois, et cela était bon. Ainsi firent-ils et cela était bon. |
Savoir apprécier l’ubiquité de la fraude scientifique est important pour comprendre l’évolution de la médecine scientifique au XXè siècle. En effet, des mécanismes de prévention sont rapidement mis en place pour contenir la fraude. Il s’agit essentiellement des relecteurs scientifiques attachés aux revues les plus prestigieuses. Ces "referees" ont pour rôle de vérifier avant publication que les règles de bonnes pratiques scientifiques ont été respectées, que les sources sont citées et que les conclusions tirées par les auteurs coïncident bien avec les travaux décrits. Malheureusement, si ce filtre fonctionne pour les fraudes les plus grossières, il est souvent pris en défaut par des fraudes minimes, voire par des fraudes à grande échelle organisées par des falsificateurs de génie [16]. De plus, la relecture par les pairs introduit un biais éminement subjectif dans une science qui se veut désormais objective : ces referees sont des hommes comme les autres habités par la jalousie, l’amitié ou le déni. Ils peuvent être en concurrence avec des collègues dont ils évaluent les travaux ou être rémunérés par des entreprises pharmaceutiques menacées par les travaux qu’ils relisent.
Des affaires récentes ont mis ces pratiques en lumière. Citons le retrait du médicament antiinflammatoire Vioxx suivi de plaintes pénales qui ont permis l’accès à la totalité des documents concernant ce produit, et une polémique sur un médicament du diabète (Avandia). Toutes les facettes de la fraude sont réunies dans ces affaires [17] : referees qui transmettent des articles (confidentiels) à des firmes qui les emploient, dissimulation d’informations gênantes par les industriels, fortes pressions sur les lanceurs d’alertes, non-publication de travaux négatifs, manipulation des résultats d’études cliniques.
Ces affaires illustrent un défaut de la méthode expérimentale : sa mise en avant peut apporter une apparence d’objectivité à des données qui sont en pratique parfaitement subjectives car triées, publiées, manipulées et financées par des humains ou des lobbies. Elles ne constituent en rien des exceptions au sein d’un monde vertueux ; elles représentent simplement des parties visibles car "démaquillées" à l’occasion de procédures judiciaires. Rien ne permet de penser que les dossiers des autres médicaments développés depuis ne contiennent pas les mêmes errances. Ces derniers sont simplement inaccessibles à l’investigation.
La méthode expérimentale ne souffre pas de biais : une petite erreur, volontaire ou non, peut inverser le sens d’une expérience et mener à des conclusions fausses et lourdes de conséquences quand elles impactent la santé de millions de patients.
Actuellement, l’immense majorité de la recherche thérapeutique mondiale est financée, pilotée, et publiée par l’industrie pharmaceutique dont les chercheurs deviennent progressivement et plus ou moins consciemment les vassaux. Seuls les esprits les plus optimistes peuvent encore croire, contre les preuves qui s’amoncellent, que la recherche thérapeutique est toujours une science objective.
Le dernier scandale porte le nom de "ghostwriting" ; littéralement "rédaction par des fantômes". Il résulte de la convergence de deux problèmes : les firmes ont du mal à faire écrire par les scientifiques exactement ce qu’elles veulent, et les scientifiques n’ont pas le temps d’écrire. Qu’à cela ne tienne : des agences de communication spécialisées rédigent des articles scientifiques sous le contrôle du marketing pharmaceutique. Des médecins réputés sont ensuite contactés pour signer ces articles qu’ils n’ont pas écrits. Les véritables auteurs ne sont pas cités (les fantômes). Il n’est pas toujours nécessaire de rémunérer les médecins pour cette entorse éthique : accumuler des publications dans des revues prestigieuses est important pour leur carrière.
Si la méthode expérimentale traditionnelle a fait progresser la médecine à pas de géant au XXe siècle, ce n’est plus le cas aujourd’hui. La thérapeutique stagne et très peu de médicaments utiles ont été découverts depuis 20 ans.
La subjectivité a atteint un tel degré dans les publications scientifiques elles-mêmes, surtout quand des intérêts financiers sont en jeu, que les étudiants sont désormais formés à la lecture critique de l’information médicale. En pratique, cette lecture critique est fastidieuse, et elle suppose que la totalité des données nécessaires à cette analyse suspicieuse soient disponibles dans le document étudié, ce qui est rarement le cas. Une lecture vraiment exigeante et pointilleuse aboutirait à éliminer une grande partie des publications portant l’évaluation d’interventions thérapeutiques chez l’homme.
Un dernier extrait de La souris truquée [18] constitue un parfait résumé de la situation actuelle
La fraude agit comme révélateur de l’activité scientifique normale, montrant à quel point la recherche s’écarte des normes éthiques et épistémologiques qui sont censées la régir. Comme le champ des autres activités sociales, elle est le champ des ambitions, des rivalités, des illusions. Cet ouvrage à la fois ironique et sérieux ne vise pas à défigurer l’image de la science, mais à mieux faire connaître son vrai visage - humain, trop humain. A ce titre, il devrait aider à construire une nouvelle morale des rapports entre la science et le public.
Quant à l’avant-dernier chapitre du livre, il s’intitule L’échec de l’objectivité et nous invitons les lecteurs intéressés par le débat à le lire en intégralité.
Comme Broad et Wade, nous ne cherchons pas à défigurer l’image de la science médicale. Nous constatons que ce livre au retentissement international n’a eu aucun impact sur la situation qu’il dénonce. Aucune "nouvelle morale" n’est venue assainir les rapports entre la science et le public, bien au contraire, l’éthique scientifique continue de se désagréger. En France, nous en sommes à tenter de faire déclarer aux experts leurs conflits d’intérêts [19]. Aux USA où cette pratique est courante, il devient évident que cette déclaration ne règle rien.
Si personne n’y voit d’objection, passons directement au problème économique. Voutch
Notre but, à partir de ce dossier, est de proposer des solutions concrètes et réalisables qui imposent néanmoins une nouvelle rupture de paradigme et une relativisation de la place de l’objectivité.
Richard Rorty, dans Solidarité ou objectivité [20] exprime l’échec du "tout objectif" dans une phrase lapidaire La quête de l’objectivité des Lumières a souvent tourné au vinaigre qui ne saurait résumer la réflexion passionnante qu’il nous propose sur les liens entre l’objectivité et les relations interhumaines.
Edgar Morin [21] est encore plus sévère avec le réductionnisme :
Le dogme réductionniste mène à une « intelligence parcellaire, compartimentée, mécaniste, disjonctive, qui brise le complexe du monde en fragments disjoints, fractionne les problèmes, sépare ce qui est relié, unidimensionnalise le multidimensionnel. Qu’il s’agit là, d’une intelligence à la fois myope, presbyte, daltonienne, borgne ; qui finit le plus souvent par être aveugle. Elle détruit dans l’œuf toutes les possibilités de compréhension et de réflexion, éliminant aussi toutes chances d’un jugement correctif ou d’une vue à long terme. Ainsi, plus les problèmes deviennent multidimensionnels, plus il y a incapacité à penser leur multidimensionnalité ; plus progresse la crise, plus progresse l’incapacité à penser la crise ; plus les problèmes deviennent planétaires, plus ils deviennent impensés. Incapable d’envisager le contexte et le complexe planétaire, l’intelligence réductionniste aveugle rend inconscient et irresponsable. » |
Déplorer les dégâts de l’objectivisme et du réductionnisme est une chose. De nombreux esprits s’y sont employés avec talent. Mais il faut proposer d’autres solutions pour résoudre les problèmes qui ont mis en vedette ces oeillères de l’esprit.
Nous pensons que les nouveaux outils technologiques, et notamment internet, peuvent permette une évolution majeure de la science médicale, et partant, de la qualité des soins. Si la subjectivité est inextirpable de la médecine, essayons de réfléchir à la façon dont nous pourrions l’utiliser plutôt que de la combattre sans succès, ou pire de lui permettre de se déguiser en objectivité, postiche qui la rend encore plus dangereuse.
C’est l’objet du chapitre suivant. Le concept d’une nouvelle forme de subjectivité y sera développé, elle aussi bâtie sur des "pairs", mais utilisant l’interactivité permise par le réseau internet : la pairjectivité.
Ce mariage entre une subjectivité transparente et le concept (au sens large) du "pair à pair" [22] ouvre des portes qui fascinent ou effraient. L’étude du fonctionnement de Google dans le deuxième article nous a montré comment une approche totalement subjective avait révolutionné la pertinence de la recherche et le classement de l’information sur internet. Il ne s’agit pas d’un rêve ou d’une nouvelle utopie mais d’une réalité qui a transformé la recherche documentaire et connu le succès que l’on sait. Nous allons voir comment la pairjectivité pourrait nous sortir de l’ornière objectiviste dans laquelle la médecine s’embourbe depuis une vingtaine d’années.
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[1] référence à retrouver... Merci à ceux qui se souviendraient de la référence de ce travail
[2] La barbarie, 1987. Michel Henry développe un concept qui nous est cher : la négation de la sensibilité aboutit à une nouvelle forme de barbarie qui menace notre civilisation après en avoir permis la progression.
[3] Pour être encore plus certain de la validité de sa "loi", le scientifique devrait aussi concevoir une expérience qui ne peut pas fonctionner si son hypothèse est vraie. C’est d’ailleurs le principe du test de l’hypothèse nulle dans les essais contrôlés : le "p" traduit la probabilité pour que la différence d’efficacité observée soit due au seul hasard si les médicaments comparés ont une efficacité identique
[4] Dans une cornue au long bec de verre, Pasteur stérilisa une solution nutritive par chauffage, puis permit à l’air de rentrer par le bec allongé de la cornue. Aucune fermentation ne survint car les germes de l’air ne pouvaient accéder à la solution du fait de la longueur du bec. En cassant ce bec, les germes pouvaient pénétrer plus facilement dans la cornue et se reproduire dans la solution.
[5] Lire Le moment est venu d’être modeste de Philippe Pignarre qui analyse avec pertinence la "captation scientifique" de la thérapeutique par les "réformateurs thérapeutiques".
[6] En pratique, elle n’est pas totalement annulée, car le fait de savoir que l’on prend peut-être un placebo modifie l’image du traitement et l’espoir que l’on met en lui.
[7] Devenu rapidement indispensable : le simple fait que l’expérimentateur connaisse la nature du traitement faussait le recueil des données, tant le biais de vérification d’hypothèse est puissant.
[8] C’est de la pratique des ECC qu’est née l’habitude de tout quantifier en médecine par des échelles, des tests, des outils de mesure variés. Ayant pris l’habitude d’utiliser ces outils lors de protocoles de recherche, de nombreux médecins hospitaliers prônent leur usage pour les soins courants. Le dialogue entre le médecin et le patient tend à être remplacé par une mesure standardisée. Au lieu de demander au patient comment il se sent et si le médicament le soulage, le médecin envoie un stagiaire qui demande au patient "combien il a mal" sur une règle graduée. Il se trouve des médecins pour assimiler cette évolution à un progrès.
[9] De l’hypertension à l’hypertendu - Tome I - Editions Boeringer-Ingelheim 1982. Extrait dans cet article
[10] Malgré les exhortations des fondateurs de l’EBM, les gestionnaires de la santé s’orientent de plus en plus vers des stratégies thérapeutiques validées par des experts plus ou moins objectifs et qui s’imposeraient aux patients et aux prescripteurs.
[11] Seuil, 1987 pour la version française (1982 pour l’édition originale). Une lecture indispensable pour qui croit encore que la fraude est un phénomène scientifique marginal.
[13] op. cit.
[14] Compilation réalisée à partir de diverses sources anonymes.
[15] Texte anonyme publié en anglais dans "Peas on Earth," Horticultural Science 7 : 5 (1972). Pour être tout à fait honnête, il faut accorder à Mendel le bénéfice du doute ; des travaux récents tendent à prouver qu’il n’aurait finalement pas "amélioré" le résultat de ses expériences.
[16] La Souris truquée op. cit.
[18] op. cit. Rappelons que ce texte a été écrit en 1981.
[19] L’association Formindep lance une action dans ce sens, un an après la publication du décret censé la mettre en oeuvre.
[20] Premier essai contenu dans Objectivisme, relativisme et vérité PUF 1994
[21] Le besoin d’une pensée complexe, in 1966-1996, La passions des idées », Magazine littéraire, Hors Série, décembre 1996
[22] Le peer to peer ou pair à pair est un concept informatique popularisé par les réseaux de téléchargement de musique ou de films. La pairjectivité pourra s’appeler peerjectivity en langue anglaise