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Inertie clinique, inertie thérapeutique et résistance au changement
La résistance des soignants face aux injonctions des experts
Première publication : vendredi 22 juin 2012,
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L’inertie clinique et l’inertie thérapeutique sont-elles toujours néfastes pour le patient ? Pas si sûr. Il peut s’agir d’une forme de résistance contre des injonctions fondées sur des éléments non scientifiques.
Ce billet est destiné à supporter ma chronique de ce jour dans l’émission de France Inter "La Tête au Carré" où j’ai parlé de l’inertie clinique et plus particulièrement de l’inertie thérapeutique.
J’ai découvert l’inertie clinique par un tweet de Michel Arnould.
Il ne s’agit pas de la description d’un patient paralysé. C’est le soignant qui est ainsi décrit. Ce concept au contour encore flou désigne l’inertie du médecin face à une situation médicale qui nécessiterait de modifier son approche pour tenir compte des progrès de la science. Je parlerai plus spécifiquement de l’inertie thérapeutique qui concerne la prescription de médicaments.
L’inertie thérapeutique n’est pas l’ignorance ; elle suppose que le médecin connaisse les nouveautés susceptibles de bénéficier à son patient. Le mot inertie est clair : c’est l’action qui ne suit pas.
Il est clair que nous n’aimons pas changer nos habitudes, surtout quand la nouveauté va à l’encontre de ce que nous faisions ou recommandions auparavant. Un bon exemple est constitué par le dépistage du cancer de la prostate par dosage des PSA : de nombreux médecins ne parviennent pas à abandonner cette pratique car leurs patients peineraient à comprendre leur volte-face, pourtant justifiée et appuyée par des recommandations officielles.
Mais ce qui m’a particulièrement interpellé, c’est un article de mai 2011 cité par mon confrère. Cet article signé par un diabétologue influent, présente cette inertie comme un mal à combattre. Or la façon dont en parle cet expert me fait furieusement penser au concept plus général de "Résistance au changement". J’ai eu l’occasion, dans la Revanche du Rameur, de dire tout le mal que je pensais de la Démarche Qualité appliqué aux tâches humaines. La Résistance au changement est un concept régulièrement brandi pour stigmatiser l’immobilisme des agents de terrain (les rameurs) face aux procédures stupides ou délétère que l’on tente de leur imposer.
Je retrouve dans cet article toute la perversion du système de domination qui accompagne la démarche qualité appliquée aux hommes et non aux machines.
Il y une cause d’inertie que n’évoque par Serge Halimi dans son article : la conviction, ou parfois le simple sentiment, que la recommandation, guideline ou procédure n’est pas scientifiquement fondée.
Je ne parle pas des exceptions, des cas particuliers qui conduisent logiquement à penser que tel ou tel patient est trop atypique pour être concerné par la recommandation de traitement.
Je parle des recommandations qui ne traduisent pas l’état de la science, mais plutôt des objectifs industriels dont les experts constituent la courroie de transmission, consciente ou non.
Or dans cette affaire, un billet récent d’un confrère démontre que nous sommes dans la caricature :
Serge Halimi a été poursuivi en 2009 par l’UFC Que Choisir pour n’avoir pas déclaré ses liens d’intérêts (nombreux) avec l’industrie des médicaments du diabète dans ses communications publiques comme la loi l’y obligeait.
La recommandation de traitement du diabéte publiée par la Haute Autorité de Santé a été abrogée par le Conseil d’Etat après une plainte du Formindep. En effet, les liens d’intérêt du président du groupe de travail avec l’industrie pharmaceutiques étaient contraires aux règle que la HAS s’était fixée elle-même pour améliorer l’indépendance de ses travaux. Le président de ce groupe de travail s’appelait Serge Halimi [1].
Le Formindep a d’ailleurs publié le 12 juin un article de Philippe Nicot s’étonnant du maintien sur le site de la HAS d’un guide destiné au médecin, s’appuyant sur la recommandation abrogée par le conseil d’Etat. Il s’agit d’un guide de traitement du diabète qui constitue la référence actuelle pour évaluer les prescriptions d’un médecin, notamment en cas de conflit avec la sécurité sociale sur le remboursement de tel ou tel médicament antidiabétique. Le bienfondé des prescriptions des médecins est donc actuellement documenté par un guide issu d’une recommandation abrogée pour les liens étroits de ses auteurs avec l’industrie pharmaceutique.
Un détail : plusieurs médicaments recommandés dans ce guide ont été depuis retiré du marché ou mis sous surveillance pour leurs effets délétères, notamment cancérigènes. Le guide n’a pas été modifié pour autant.
Dans ces conditions, chacun peut comprendre que l’inertie thérapeutique, le refus de prendre en compte le bénéfice promis dans les recommandations, peut aussi trouver son origine dans le souci du médecin bien informé de protéger ses patients.
En pratique, si votre médecin ne vous prescrit pas les dernières nouveautés mentionnées dans la presse, voire présentes dans des recommandations officielles, cela peut aussi bien être lié à une inertie coupable qu’à une résistance salutaire.
Je ne résiste pas, pour conclure, à citer un extrait de l’article du Pr Halimi, que vous laisse apprécier dans ce contexte (FMC désigne la formation continue des médecins).
Messages
22 juin 2012, 22:21, par Dominique Dupagne
J’ai oublié de signaler la thèse de Louis-Adrien Delarue qui démontre l’influence des conflits d’intérêts sur la recommandation diabète http://docteurdu16.blogspot.fr/2011/08/louis-adrien-delarue-denonce-les.html
23 juin 2012, 08:44, par Dominique Dupagne
Une précision à propos de la remarque d’Hervé Morin pendant l’émission. Il n’y a pas eu "des" membres du Formindep mais "un" membre du Formindep qui a été concerné pas un conflit d’intérêt. Ce conflit était déclaré depuis plus de 10 ans par ce membre du Formindep et non pas "caché". Il lui est reproché de l’avoir sous-déclaré, ce qui est en effet criticable. Ce membre du Formindep a passé sa vie à combattre les intérêts de l’industrie du tabac et on ne peut le comparer aux experts qui servent à sens unique les intérêts de leurs sponsors.
Je ne cherche pas à l’excuser. Il a présenté sa démission du CA du Formindep et il a eu raison de le faire. Je voulais juste remettre les choses à leur juste valeur. Voir cet article.
24 juin 2012, 09:48, par docteurdu16
L’inertie thérapeutique est considérée par le professeur Halimi comme une sorte de renoncement ou, plutôt, comme une attitude facile d’habituation à une situation donnée qui pourrait constituer une perte de chance pour le patient. Il est vrai que cette attitude peut exister et je ne saurais conseiller à mes collègues une pratique qui apporte beaucoup : l’échange programmé de patients. Je m’explique : Monsieur A est diabétique non id et je le suis depuis dix ans ; je lui dis, pour le prochain rendez-vous trimestriel, de prendre rendez-vous avec mon associée... Pour avoir un regard neuf.
Je reviens à mon propos : dans les relations médecin patient tissées lors de pathologies chroniques, et hormis de patentes erreurs diagnostiques et/ou thérapeutiques, on arrive souvent à un point d’équilibre entre les exigences du médecin (par exemple le comblement du trou constaté entre les recommandations et les pratiques qui ne peut manquer de rendre le médecin "nerveux", coupable, ou agressif à l’égard de son patient, ou encore arrogant dans le genre : "Je vous dis la science et vous vous détruisez"...) et les exigences du patient (moins de contraintes, moins de souffrances, plus d’espérance de vie), ce point d’équilibre étant une résultante complexe entre les désirs des deux êtres humains se rencontrant dans le cabinet et un pur effet du hasard de la vie : rencontrer quelqu’un.
Et ainsi, lutter contre l’inertie thérapeutique, comme le suggère le professeur Halimi, revient parfois à rompre cet équilibre entre la science pure et dure (et Dominique Dupagne a souligné combien les recommandations pouvaient être des insultes à la science) et la vie du patient, c’est à dire son acceptation raisonnée de "sa" maladie (le style de vie), sans qu’il existe aucune preuve que les modifications proposées puissent entraîner un quelconque bénéfice en termes de morbidité et / ou de mortalité.
Vive l’inertie !
24 juin 2012, 10:07, par Dominique Dupagne
Pendant que tu écrivais ce message, je rédigeais celui-ci http://www.atoute.org/n/forum/showthread.php?t=152490 Avoir l’avis d’un autre médecin sur sa pathologie est certainement très enrichissant. Qu’en pensent les patients ?
24 juin 2012, 20:43, par docteurdu16
Les patients sont ravis. Mais je dois dire que cela mène à des changements de détail. Pas à des bouleversements. En réalité, c’est aux périodes de vacances, qu’il y a le plus d’échanges non programmés entre associés, c’est à dire, mais il faut une confiance réciproque très forte, que nous écrivons dans le dossier : "pourquoi ce médicament ? Pourquoi cet examen ?". Quant à nos remplaçants, l’un est mon ex associé de 23 ans qui n’a pas sa langue dans sa poche, donc, c’est parfois vigoureux... notre remplaçante habituelle est plus placide.
La "confrontation" avec les spécialistes d’organes est parfois diagnostique mais surtout entraîne des examens complémentaires et des exigences plus fortes par rapport aux recommandations de la spécialité en question.
A +
30 juin 2012, 08:14, par plemeut
Il y avait une jolie formule en Bretagne quand j’étais enfant : "A force d’être en retard, on finit par être en avance". Elle s’applique bien ici même si elle concernait à l’époque le plan routier breton.
Il serait par exemple intéressant de savoir combien de femmes ont été sauvés par les généralistes qui ont un peu trainé des pieds sur le traitement hormonal substitutif de la ménopause. Beau sujet de thèse !
1er juillet 2012, 12:28
Le problème c’est que la croyance en une élite conduit à un mépris de l’expérience pratique ce qui contraste avec la vision anglosaxone de l’expertise qui est plus proche de l’expérience pratique que du savoir scientifique ou énoncé comme tel .
Cette élite expertale bien française avec ses leaders d’opinion est bien sur soumise à un lobbying constant des firmes commerciales mais aussi des politiques des médias
Ainsi quand une pneumologue célèbre énonçait simplement les dangers du MEDIATOR il lui a fallu beaucoup de courage pour résister à la pression de soi disant confrères qui ne voulait pas que ce qu’elle écrivait soit dit .
La transparence n’étant pas spontanée il faut bien que les praticiens de base puissent exprimer leurs doutes pour qu’il y ait critique et peut être progrès à condition que ces élites expertales finissent par respecter les diplômes de ceux qui exercent à proximité des patients.
Ainsi la vieille opposition entre le Médecin de famille et le Spécialiste expert ne tiendrait plus chacun ayant dans son domaine une expertise.
Peut on en rêver ?
14 juillet 2012, 10:30
le rêve est une "citadelle intérieure", alors pourquoi pas, ça ne fait de mal à personne ;-)