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"La médecine a fait tellement de progrès que plus personne n’est en bonne santé !" *


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La campagne de vaccination Bachelot
2) La "pierre de Rosette"

Un court document permet de comprendre le fonctionnement de la dés/organisation

Première publication : jeudi 17 décembre 2009,
par Dominique Dupagne - Visites : 27205

Dans un article récent, je m’appuyais sur les premiers résultats du plan vaccination contre la grippe A pour montrer que certains types d’organisation pouvaient altérer le travail. Mais je ne savais pas que j’allais rencontrer la « pierre de Rosette » de la dés/organisation : un document d’une valeur exceptionnelle dont l’analyse permet enfin de comprendre les difficultés de notre système sanitaire. Vous me pardonnerez j’espère, l’exaltation qui m’habite à l’idée de jouer les Champollion déchiffrant l’esprit des réformes de Mme Bachelot.

Dans ce deuxième volet, grâce à ce document, nous allons approfondir l’étude de la dés/organisation [1]. Cet article n’est pas une satire, il cherche vraiment à expliquer, à partir d’un exemple concret, comment les mirages de l’Organisation et de la Qualité sont en train d’aliéner notre système de santé et ses acteurs. Tous ceux d’entre vous qui travaillent dans une grosse structure retrouveront des éléments de leur quotidien. Le texte en question est une procédure de vaccination contre la grippe A/H1N1 pour personnes "non mobiles" élaborée par la DRASS (agence sanitaire) du Calvados.

Procédure de vaccination des personnes non mobiles

Mon but n’est pas de me gausser de ce texte (absolument authentique). Tout cela ne prête pas vraiment à rire.

Je parlais plus haut de pierre de Rosette. Comme le fragment de pierre gravée étudiée par Champollion, ce court document contient les informations nécessaires et suffisantes pour décoder la dés/organisation. Nous allons pouvoir comparer une procédure traditionnelle (la vaccination saisonnière à domicile) et la procédure « moderne », qui s’attaquent toutes les deux à la même mission au même moment. Un matériel de cette qualité permet de comparer l’efficience de ces deux stratégies, comme dans un essai contrôlé concernant deux médicaments.

Nous allons enfin comprendre avec cette comparaison pourquoi les hôpitaux ne fonctionnent plus, pourquoi on arrive à soigner moins et moins bien avec plus d’argent, et enfin comment on peut ruiner la productivité des soignants en prétendant améliorer la qualité de leur travail. Cette démonstration est universelle et peut être transposée dans d’autres domaines que la santé.

Avec l’exemple simple et ponctuel de la vaccination des personnes isolées contre la grippe, passant brutalement de la version normale à la version normée, nous avons tous les éléments qui vous permettront de comprendre les mécanismes pervers et redoutables de la dés/organisation.

"Au commencement était le chaos"

Pour l’hiver 2009/2010, la vaccination contre la grippe saisonnière des personnes fragiles ayant du mal à quitter leur domicile fonctionne toujours :
- Les personnes à risque reçoivent un « bon » de vaccination de la sécurité sociale. Si elles ne reçoivent pas le bon, il suffit que leur médecin traitant leur prescrive le vaccin pour qu’il soit intégralement remboursé.
- Ce bon leur permet de retirer gratuitement en pharmacie et sans formalité le vaccin contre la grippe saisonnière.

Les pharmacies et leurs grossistes gèrent la logistique et le stockage des vaccins saisonniers. C’est leur métier, ils le font bien.

Les médecins ou les infirmières libérales réalisent l’injection chez leur patients. C’est leur métier, ils et elles le font bien.

Un tissu social solidaire permet de gérer tous les cas atypiques : tel pharmacien dépose le vaccin chez un client isolé et peu mobile. Un voisin joue les bons offices pour aller chercher ce vaccin à la pharmacie. Parfois, c’est l’infirmière ou le médecin qui prend les bons de ses patients isolés, retire les vaccins en pharmacie, et fait sa tournée de vaccination. Si un patient est absent, le médecin repasse un autre jour. Tous les cas de figure sont gérés au cas par cas avec succès.

C’est toute la « magie du terrain » qui est à l’œuvre : chacun tente de résoudre les problèmes à sa façon, et y parvient parfaitement. Solidarité, responsabilité, désir de bien faire se conjuguent pour « faire le travail ». Chaque acteur de terrain développe des stratégies pour contourner les difficultés qui surviennent au gré des situations particulières, et tout se passe finalement bien car l’esprit humain est remarquablement apte à résoudre les problèmes au fur et à mesure qu’ils se présentent.

Le coût de cette organisation spontanée est minime, à tel point qu’il n’est même pas chiffré par l’assurance maladie (en dehors du coût des vaccins eux-mêmes bien sûr). En quelques semaines, plus de 60% de la population cible est vaccinée. Cela représente plusieurs millions de personnes. Les 40% qui restent sont généralement des réfractaires au vaccin.

Entend-on parler de problèmes liés à cette organisation spontanée ? De vaccins altérés ? D’accidents vaccinaux ? Non, tout se passe sans bruit et sans heurts. Dans l’optique de tracer un hypothétique problème de lot, ceux-ci sont identifiés grâce à l’étiquette présente sur le conditionnement, reportée sur un document de suivi qui est le plus souvent le dossier ou le carnet de vaccination du patient.

Aucune faute, aucune insuffisance, aucun surcoût ne justifie donc la moindre réorganisation. En privé, un confrère travaillant dans une DRASS me confiait qu’aucun système organisé ne pouvait atteindre la productivité et l’efficience de l’activité libérale, malgré ses abus et ses imperfections apparentes, d’où la timidité des autorités sanitaire à la réformer.

Telle une catastrophe naturelle, la grippe A/H1N1 arrive en 2009. L’ambiance rappelle alors celle de ces films américains, quand les agents du FBI viennent prendre en main l’affaire devenue trop complexe pour les policiers locaux, qui auront bien sûr leur revanche… Mais ne dévoilons pas la fin du film et voyons les « Feds » à l’oeuvre.

"Qu’il y ait une Organisation"

Je ne reviendrai pas sur les centres de vaccination tantôt vides, tantôt débordés [2]. Je suis passé par curiosité le 15 décembre, dans un centre : un gymnase désert dans le 15ème arrondissement, dans lequel une dizaine de personnes volontaires ou réquisitionnées s’ennuyaient ferme. Pas un seul candidat à la vaccination entre 14h50 et 15 heures bien que l’on accepte les gens sans bon de vaccination comme je m’en suis assuré.

C’est bien de la vaccination des personnes « non mobiles » à domicile que nous allons parler.

Le document de la DRASS de Basse Normandie déjà cité comporte trois parties
- 2 pages sur les modalités techniques de la vaccination
- 3 pages sur la prise en charge et la liste du matériel
- 2 pages récapitulatives de la procédure, suivies des formulaires à remplir.

Rappelons qu’il s’agit de pratiquer une simple injection de vaccin…

Commençons par la prise en charge

Je dois préciser tout d’abord que je ne tiens pas les concepteurs de ces procédures pour des idiots. Je sais que tout ce qu’elles contiennent est parfaitement logique. Par exemple, nous voyons dans le titre que cette procédure concerne des médecins volontaires, mais que la première chose qui sera nécessaire est leur réquisition. C’est tout simplement pour les couvrir juridiquement. Nous mettons néanmoins d’emblée un pied dans le royaume d’Ubu : on impose à des agents de terrain une méthode de travail qui n’est pas la leur, pour laquelle ils ne sont donc pas assurés, ce qui conduit à devoir réquisitionner des volontaires. Ce n’est qu’un début. Encore une fois, je sais très bien que chaque ligne de ce document peut se justifier. Ce que ce document démontre, c’est que leur addition en un tout nommé procédure constitue un moyen sûr pour rendre la mission coûteuse et quasiment impossible. Telle la grève du zèle qui bloque toute activité utile en appliquant strictement les consignes, la procédure est un moyen efficace pour renchérir et bloquer la production.

Si vous analysez cette première page, vous n’y trouverez rien d’absurde en première lecture : le médecin identifie les patients susceptibles d’être vaccinés à domicile et prépare une liste à transmettre à l’administration. Pourtant, une première constatation saute aux yeux de l’homme de terrain : le médecin doit passer chez son patient deux fois, une première fois pour recueillir le bon reçu par la poste, et une deuxième fois pour le vacciner. Au contraire, lors de la vaccination contre la grippe saisonnière, le pharmacien remet directement le vaccin au patient ou à un proche en échange de son bon. Le médecin ne passe qu’une fois.

Indépendamment de cette double visite inutile, il apparaît que cette contrainte de déclaration préalable aurait pu être simplifiée : le médecin passe au centre quand il a suffisamment de patients à vacciner pour lancer une tournée. Il donne ENSUITE au centre, à son retour, la liste des patients vaccinés, avec les bons ou les numéros de sécurité sociale qu’il a recueillis. Cela suppose de faire confiance à l’agent de terrain. Confiance est un mot inconnu des procédures.

On ne voit pas l’intérêt pour le chef de centre d’être prévenu à l’avance puisque les centres sont censés stocker des vaccins et les documents administratifs nécessaires. Tout au plus peut-on imaginer que le médecin réserve à l’avance son lot en cas de période de forte demande. Un coup de téléphone suffit dans le monde réel. Et quand bien même une rupture de stocks surviendrait, le médecin ferait sa tournée un autre jour, rien de dramatique dans un report.

Après le médecin volontaire réquisitionné, voici un autre exemple d’humour administratif : l’Equipe Mobile de Vaccination resserrée qui comporte… un seul médecin, que nous appellerons désormais EMVr . Dans son obsession de tout prévoir, la procédure indique au médecin qu’il doit se munir de sa trousse d’urgence. Il est bien connu que les médecins se déplacent habituellement chez leurs patients les mains dans les poches.

Cette EMVr réduite à un individu nous ramène irrésistiblement à la fable des rameurs :

La société d’audit Andersen Consulting organise une compétition d’aviron avec le syndicat des boulangers. Les deux équipes s’entraînent dur. Cette compétition a été organisée par les cadres d’Andersen qui cherchent à convaincre les boulangers de l’intérêt de les mandater pour améliorer la productivité de la boulangerie française.

Lors de la première épreuve, les boulangers gagnent avec plus d’un kilomètre d’avance. Les consultants d’Andersen en sont très affectés. Le management se réunit pour chercher les causes de cet échec. Une équipe d’audit composée de seniors managers est désignée. Après enquête, ils constatent que l’équipe est constituée d’un barreur, de cinq consultants qualité et de trois rameurs, alors que l’équipe adverse comporte un barreur et huit rameurs. La direction décide de lancer une réflexion pour la revanche, réflexion confiée à un board d’experts de haut niveau.

Leur avis, entouré de précautions oratoires, est de procéder à une réorganisation. Il est décidé de rédiger un manuel qualité, des procédures d’application, des documents de suivi. Une nouvelle stratégie est mise en place, basée sur une forte synergie. Elle doit améliorer le rendement et la productivité grâce à des modifications structurelles. On parle de Zéro Défaut, de Qualité Totale.
La nouvelle équipe Andersen comprend désormais : un directeur général d’aviron ; un directeur adjoint d’aviron ; un manager d’aviron ; un superviseur d’aviron ; un consultant d’aviron ; un contrôleur de gestion d’aviron ; un chargé de la communication d’aviron ; un barreur et...

Un rameur.

La course a lieu et l’équipe Andersen termine cette fois avec deux kilomètres de retard sur l’équipe des boulangers qui s’obstinent à fonctionner avec un barreur et huit rameurs !
Humiliée, la direction d’Andersen prend une décision rapide, mais courageuse : elle licencie le rameur, celui-ci n’ayant pas atteint ses objectifs, elle vend le bateau et annule tous les investissements prévus.

Avec l’argent ainsi économisé, le pilote du projet récompense les managers et superviseurs, augmente les salaires des directeurs et s’octroie une indemnité exceptionnelle de fin de mission.

La fidélité avec laquelle la DRASS du calvados a transposé l’histoire des rameurs est saisissante.

Mais continuons l’étude de la nouvelle procédure pour la vaccination contre la grippe A/H1N1.

Dans cet inventaire à la Prévert, la plaque eutectique (pack réfrigérant) et la DASRI (boîte à déchets contaminés) méritent une mention spéciale. Cette liste illustre la débauche de moyens mis en œuvre par la nouvelle procédure et permet de constater le gâchis de temps et de matériel qui résulte généralement de l’application des directives.
- La pochette contient des documents en nombre égal à celui des patients à vacciner. Il faut donc qu’un fonctionnaire trie et compte à chaque fois les documents. Ce travail a un coût. Il serait plus simple de fournir au rameur à l’EMVr une liasse de documents que celui-ci rapporterait en fin de tournée.
- Le vaccin reconstitué (mélangé au squalène) est conservé dans une glacière. Pourquoi ? Nous apprenons à la lecture de la fiche officielle de ce vaccin qu’il peut être conservé à température ambiante pendant 24 heures. C’est plus qu’il n’en faut pour réaliser une tournée de vaccination.
- Il paraît clair que la plaque eutectique sera systématiquement sortie du congélateur du centre à la dernière minute, la procédure n’indique pas comment empêcher le contact entre le vaccin et cette plaque, au risque de congeler le vaccin, ce qui serait grave s’agissant d’une émulsion. Beaucoup plus grave qu’une exposition de 24 heures à une température de 25°C autorisée par le mode d’emploi du vaccin.

Les rameurs EMVr ne savent pas quelle chance ils ont. Habituellement, cette débauche de matériels est imposée par les procédures, mais NON FOURNIE !

Avec cette première étape, vous commencez à entrevoir d’où provient la ruine des hôpitaux : pour une piqûre de vaccin, la procédure impose donc :
- Des documents variés et le travail qui consiste à les concevoir, les imprimer, les gérer, les préparer, et enfin à les remplir (il semble que personne ne les lira, ce qui constitue une forme d’économie).
- L’embauche de personnels pour faire le travail pendant que ceux qui devraient le faire gèrent la documentation ou la remplissent, ou sont en formation à la procédure.
- Des précautions inutiles qui ralentissent le travail ou le rendent plus complexe, voire qui mettent en danger l’action (congélation du vaccin).
- L’organisation de formations à la procédure.
- La nomination de personnels responsables de la gestion, de la formation et du suivi des procédures.

Gardez en tête l’image du bateau et des rameurs…

Vous noterez que cette liste ne contient pas de stylo, qu’il n’est pas précisé au rameur à l’EMVr qu’il doit s’en munir. Comment va-t-il remplir les documents ?

Suit la liste des tâches à accomplir

Avec quelques confrères, nous nous sommes inquiétés de la raison pour laquelle la procédure du Calvados insiste tant sur la chaîne du froid, alors que nous avons vu que le vaccin reconstitué peut être conservé à température ambiante. La raison est sans doute liée au fait que la procédure indique d’ouvrir la glacière, mais pas de la refermer. Il s’agit probablement d’étudier au passage à quelle vitesse se réchauffe une glacière ouverte contenant un pack réfrigérant. Plus sérieusement, cet oubli illustre le côté vain d’une procédure qui veut tout prévoir et qui oublie souvent l’essentiel et toujours l’imprévu : nous abordons là un aspect fondamental des procédures : elles se noient dans les détails, mais oublient généralement ce qui est vraiment important.

Dans la dernière partie du document de la DRASS, deux diapositives synthétisent la procédure. La deuxième est la liste des documents établis pour cette vaccination :

Je me permets de rappeler qu’il s’agit toujours d’une simple piqûre chez une personne bloquée à son domicile, comme il s’en pratique des millions par an sans problème et sans histoire, pour un coût dérisoire et un taux d’accidents tellement faible qu’il est inconnu.

Tentez de calculer mentalement quel peut être le facteur de surcoût de cette nouvelle procédure par rapport à la vaccination traditionnelle par les généralistes et les infirmières. Quel que soit le chiffre auquel vous ayez pensé, je crains que vous ne soyez en dessous de la réalité. Savez-vous que le coût d’une injection par une infirmière libérale à domicile est de 5,45 euros, déplacement compris ? La vaccination saisonnière est d’ailleurs le plus souvent réalisée sans surcoût à l’occasion d’un acte ou d’une consultation de routine.

Vous commencez à comprendre pourquoi les hôpitaux sont exsangues alors que leur dotation augmente régulièrement ? Ce type de procédure est leur quotidien. Leur fonctionnement se résume finalement à trois règles :
- Le rameur soignant est un incapable désorganisé et dépensier qu’il faut à tout prix encadrer.
- Ce que coûtent l’encadrement du rameur soignant et la gestion de la procédure ne compte pas, puisque c’est le soignant qui coûte cher.
- La baisse de la productivité n’a aucune importance, puisqu’avant, on travaillait mal.

J’arrête là mon découpage de la procédure vaccination « personnes non mobiles ». Je pense que l’explication est suffisamment claire pour ceux qui ne sont pas rompus à la gestion de la Qualité dans le monde de la santé.

L’histoire du rameur est bouclée : le bateau n’avance plus, s’alourdit, le rameur unique est démotivé ; il devient nécessaire d’en importer. C’est lui qui est pointé par le doigt accusateur des gestionnaires. Les qualiticiens prennent le pas sur les acteurs du soin. Et comme cela marche de plus en plus mal on multiplie les réformes, la prochaine (HPST) risquant d’être fatale pour un système à bout de souffle.

Cette procédure est une version miniature de la réforme hospitalière

La dés/organisation par la Qualité a été tellement insidieuse depuis 20 ans dans les hôpitaux qu’il est difficile de démêler l’écheveau de l’échec organisé et planifié, de démontrer que l’encadrement du soin a fini par le paralyser. Ma première surprise a été la réaction de mes confrères hospitaliers à la lecture de la procédure du Calvados. Leur visage n’a pas tressailli, ils n’ont pas laissé vibrer un cil. L’explication de cette curieuse apathie est simple : ce type de procédure est leur quotidien, les plus jeunes d’entre eux n’ont d’ailleurs jamais rien connu d’autre. Comme anesthésiés, ils ne réagissent même plus. D’ailleurs, ils avouent ne tenir le plus souvent aucun compte de ces directives, qui constituent néanmoins une épée de Damoclès pendue au-dessus de leur tête, prête à stigmatiser leur incompétence en cas d’accident. Un ami qui travaille dans le bâtiment m’a tenu le même discours sur les DTU (Directives Techniques Unifiées).

Au contraire, mes confrères généralistes de terrain ont presque tous cru à un canular, à une parodie particulièrement bien tournée. Lorsque ce document a été authentifié, les sentiments exprimés oscillaient entre la révolte et le désespoir [3].

La dés/organisation avait jusqu’ici relativement épargné la médecine de ville. Cette virginité explique sans doute pourquoi nous sommes les derniers à être encore choqués par la lecture de cette nouvelle version de la fable des rameurs.

Le PMSI et la Qualité ont mis des années avant d’investir l’Hôpital. Au contraire, l’organisation de la vaccination contre la grippe A/H1N1 a remplacé du jour au lendemain une procédure en place.

Dans les hôpitaux, dont l’activité est entièrement régie par ce type de procédure, la vie quotidienne du personnel consiste à les contourner ou à les adapter à la vie réelle. Leur application stricte aboutirait à un désastre. Le spécialiste de la souffrance au travail Christophe Dejours le résume dans L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel : "Le réel se fait connaître au sujet par sa résistance aux procédures, aux savoir-faire, à la technique, à la connaissance, c’est à dire par la mise en échec de la maîtrise." Ou encore "Bien travailler, c’est toujours faire des infractions"
Mais je sens déjà poindre quelques objections auxquelles je vais tenter de répondre à l’avance :

« Tout cela peut paraître lourd, mais la santé est un gouffre financier que l’on ne peut laisser fonctionner sans contrôle. »

Certes la santé coûte cher, mais la suppression des procédures et du contrôle administratif, ruineux comme nous venons de le voir, diminuerait considérablement les coûts. Si l’on en croit notre exemple vaccinal, ces coûts pourraient être diminués d’un facteur trois, ce qui est énorme. Une autre organisation, non procédurale, inspirée du fonctionnement des hôpitaux magnétiques [4], pourrait être à la fois plus efficace et plus économique. Elle repose sur une forte délégation de pouvoir (et non de responsabilité comme on le lit trop souvent) à l’agent de terrain : une fois ses objectifs fixés, il devient maître de la méthode.

« Vous critiquez une organisation qui a permis d’améliorer la sécurité à l’hôpital. »

Je n’ai jamais été convaincu par cette affirmation qui ne repose sur rien de solide. Au contraire, les maladies nosocomiales flambent et le ressenti des patients et des médecins de ville ne va pas dans ce sens. L’évaluation de la Qualité à l’hôpital repose de plus en plus sur la mesure de la mise en application de ses propres procédures. Certains en viennent à proposer de doter les malades d’un bracelet d’identification pour éviter les erreurs. Loin d’être rassurante, cette mesure donne une idée de la chute qualitative de l’hôpital public, au moins sur le plan humain.

« Vous ne savez pas ce que c’est que de mettre en place une nouvelle vaccination au niveau national. Cela demande un minimum d’organisation »

Ce minimum d’organisation est en fait de la désorganisation. Une bonne organisation, comme cet article le prouve, comme le fonctionnements des hôpitaux magnétiques le démontre, ne vient pas du haut mais du bas de la pyramide. Les agents de terrain, si on leur fait confiance, trouvent presque toujours les bonnes solutions pour s’organiser et faire du bon travail. Le rôle du sommet de la pyramide hiérarchique est de fixer des objectifs et de fournir des moyens et du support. Elle doit résister à tout prix à la tentation d’organiser le travail - car le travail résiste à l’organisation - car le travail ne se présente jamais de la même façon partout - car il est fondamentalement impossible de tout prévoir.

« A vous entendre, il faudrait baisser les bras et laisser la gabegie s’installer »

Il n’y a pas de pire gabegie que la situation dés/organisée actuelle, et c’est justement ce que démontre la campagne de vaccination et le document présenté dans cet article. Il existe un livre dont le titre est Comment faire pire en croyant faire mieux. J’aurais pu intituler cet article « Comment se ruiner en voulant faire des économies » ou « Comment effondrer votre productivité en une leçon ».

Les pans de notre société les plus les plus productifs échappent à toute forme d’organisation. Le commerce alimentaire de détail par exemple, ne subit de contrainte (lourde également) que de la part des services d’hygiène. Personne n’explique à un boucher comment il doit découper ou vendre sa viande. L’absence d’organisation facilite également l’innovation : le monde du logiciel est révolutionné par le foisonnement du mouvement "open source" issu de la collaboration spontanée de milliers d’acteurs bénévoles. Internet lui même est dirigé par une organisation minimale qui se contente d’émettre des recommandations, refuse la certification, et laisse les opérateurs de terrain trouver les bonnes solutions techniques.

Une boucherie française (Carrère)

Au contraire, l’offre publique de soin, la Justice, l’Education nationale (l’Université notamment), mais aussi les sociétés privées ayant dépassé une taille critique, souffrent d’une dés/organisation évidente pour tous ceux qui les fréquentent ou tentent de les faire évoluer. L’image ci-dessous représente une boucherie (polonaise) intégrée dans une organisation planifiée :

Une boucherie (polonaise) soumise à l'Organisation

Dans une version précédente de cet article, j’avais placé comme sous-titre "Donnez le Sahara à une DRASS, un an après, elle achètera du sable". C’était sans doute inutilement agressif [5], mais la comparaison de ces deux boucheries, pour deux pays dotés de ressources naturelles comparables, est tout de même saisissante et permet de réfléchir aux déterminants de la productivité du travail.

Ce qui est important, c’est n’est pas d’organiser le travail, mais de fixer des objectifs et de fournir aux agents les moyens qu’ils demandent et non des procédures qui les paralysent.
Il est étonnant que dans une société qui se prétend libérale, l’approche collectiviste soviétique soit souvent érigée en règle de gouvernance. La santéstroïka sera d’autant plus douloureuse qu’elle sera tardive.

Pour terminer, et parce que l’humour est tout de même le meilleur exutoire pour supporter l’adversité, voici une histoire qui illustre la difficulté de la Démarche Qualité aveugle et qui pourrait presque être vraie.

Un homme dîne dans un restaurant appartenant à une enseigne célèbre. Il fait tomber sa cuillère en mangeant son dessert. Immédiatement, un serveur la remplace.
L’homme le remercie et finit son dessert, mais, intrigué, il interroge le serveur qui lui apporte son addition.
- Excusez ma curiosité, mais vous avez pris une cuillère propre dans votre poche et j’ai remarqué que chacun des serveurs a une cuillère qui dépasse de la poche de son gilet, pourquoi cette cuillère ?
- Monsieur est très observateur ! répond le serveur. L’explication est simple. Nous avons eu un audit Qualité Totale par le cabinet Mc Rockey. Il est apparu que nous perdions beaucoup de temps à retourner chercher une petite cuillère en cuisine lorsque celle d’un client tombait par terre. Le fait d’en avoir une sur nous permet de gagner du temps et d’épargner de la fatigue.
- Pardonnez mon audace, mais je remarque aussi que vous avez tous un fin cordon qui dépasse de votre braguette, est-ce aussi lié à la Qualité ?
- Décidément, rien ne vous échappe ! En effet, le cabinet Mc Rockey a constaté que nous perdions un temps précieux à nous laver les mains après avoir été aux toilettes, ce qui nous arrive une ou deux fois pendant notre service. En attachant un cordon à notre verge, nous évitons de la toucher et le lavage des mains devient inutile.
- C’est fascinant… Mais, comment faites vous pour la remettre dans votre caleçon après avoir uriné ???
- Le serveur se penche vers l’oreille du client, et à voix basse, lui dit « Je ne sais pas trop comment font les autres, mais moi, j’utilise la cuillère. »


[1Ce concept de dés/organisation est inspiré d’un article des pères de l’EBM (Sackett, Chalmers...) traduit ici.

[2Lire à ce sujet le témoignage d’un confrère, très représentatif de ce qu’on peut lire un peu partout et particulièrement bien écrit.

[3Cette procédure fait partie des éléments qui poussent les médecins généralistes français à signer massivement cette pétition ou cette lettre ouverte au Directeur Général de Santé.

[4Il s’agit d’hôpitaux dont la caractéristique est de retenir leurs personnels. Cette caractéristique va de pair avec de nombreuses autres qualités, sans qu’une démarche Qualité soit nécessaire, bien au contraire.

[5Cela dit, j’ai transmis l’article à Alain Braillon, que je sais sensible à cette problématique. Cela m’a permis de découvrir que j’avais plagié involontairement une de ses lettres à l’éditeur Am J Med Qual. 2008 Sep-Oct ;23(5):404 ; author reply 404-5.
Give the Sahara desert to a health care administrator and a few weeks later he will have to import sand. Braillon A. Pubmed.

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