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Le plus mauvais CV du monde
Première publication : samedi 24 septembre 2011,
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Lorsque j’étais jeune médecin, on a essayé de me faire entrer dans le moule : "On te propose un poste de praticien hospitalier, mais maintenant, il faut que tu publies !" Sans réfléchir, j’ai répondu que je serais très fier de publier, mais que n’ayant rien d’intéressant à dire, je préférais me taire... Et tant pis pour le PH, ai-je ajouté.
Tout était déjà là, dans cet échange...
La publication : j’ai un problème...
Quelle est ma position concernant la connaissance médicale ? Le respect absolu ! Disons que c’est quelque chose qui nous dépasse, quelque chose de sérieux, car le savoir est au-dessus de nous, les mortels ; il se transmet de génération en génération, en s’enrichissant de la contribution des meilleurs, et sa finalité est de soigner les humains que nous sommes.
Or quel constat faisons-nous ? Les publications médicales sont très rarement intéressantes. Ce qui est normal car le nombre d’innovations véritables est infiniment inférieur au nombre de publications. Publier pour publier c’est n’avoir aucun respect pour la connaissance (donc pour les autres), c’est faire passer son intérêt personnel aux dépens de l’intérêt collectif. Et peu importe l’intérêt ou la qualité de la publication, ce qu’on nous demande, clairement, c’est de publier. Si on s’arrête sur ce point, on constate qu’il y a inversion de la cause et de la conséquence : on devrait publier parce que l’on a quelque chose à dire, et non dire quelque chose parce que l’on veut publier. La suite logique de la seconde proposition, c’est de publier n’importe quoi...
Une publication devrait, à mon avis, apporter vraiment quelque chose de nouveau, ou ne pas être. Pourquoi ? Parce que la définition de la pollution s’applique aussi à la publication lorsqu’elle n’apporte rien : c’est une nuisance. Nuisance de par son propre manque d’intérêt, mais aussi parce qu’elle diminue la visibilité de ce qui est vraiment valable. La publication est devenue une unité de mesure qui ne mesure rien, sinon des textes souvent vides de sens ; on l’utilise pour donner des postes, pour donner des budgets... sans jamais se poser la question de l’intérêt de la chose. Alors on est bien loin de reconnaitre cet aspect négatif, polluant.
Que les choses soient claires (je préfère insister sur ce point) : je serais vraiment fier de publier utilement ; au moins autant que je serais honteux de publier un article sans intérêt...
Pour la plupart d’entre vous qui publiez, j’ai un sentiment mitigé : je vous trouve malhonnêtes quand vous piquez le travail d’autres, que vous cosignez un travail que vous n’avez pas fait, ou que vous ne vous posez pas la question de l’intérêt de votre publication... et en même temps je suis peiné devant l’évidence d’un formatage parfaitement réussi. Car le jeune médecin est formaté (et moins jeune, il le reste...) : on lui explique que publier est la seule issue pour se faire reconnaitre et accéder aux postes de choix. On arrive à faire en sorte qu’un individu, qui a priori est plutôt quelqu’un de sensible (puisqu’il veut soigner ses congénères), devienne un compétiteur prêt à en découdre avec ses collègues et sans aucun recul par rapport aux bassesses auxquelles on l’oblige à se plier.
Tout cela est-il cohérent ? Je ne trouve pas... mais je dois me tromper car je me sens bien seul dans cet état d’esprit.
Je pense que les valeurs que véhicule l’acte de publication pour les autres sont : coopération, honnêteté, effort, inventivité, magnanimité ; les valeurs que véhicule l’acte de publication à des fins personnelles sont : compétition, tricherie, copinage, arrivisme.
Pour résumer mon point de vue : il faudrait que ceux qui n’ont rien à dire se taisent, ce qui permettrait à ceux qui ont quelque chose à dire d’être mieux entendus.
Une solution
Primum non nocere , nous apprend-on très tôt en médecine ! Mais que font les gens qui publient un article sans intérêt pour le groupe ?
On imagine bien l’intérêt personnel : capitaliser un nombre d’articles − car seule la quantité compte − pour inscrire ce nombre sur son curriculum. Qui se préoccupe de la qualité ?
Chaque fois qu’on ajoute, on se fiche de la qualité. Pour tenir compte de la qualité, il faudrait soustraire autant qu’ajouter : un article avec intérêt ? 2 points ! Un article sans intérêt ? Moins 2 points ! Voila qui permettrait une réflexion de bon aloi avant de se prétendre auteur scientifique. Et qu’on m’épargne la pseudo qualité accordée par quelques points supplémentaires pour une publication dans une "revue prestigieuse"... si l’on veut bien considérer avec moi que la qualité d’un article se juge sur son intérêt général.
Une autre solution, plus simple, en attendant...
J’en arrive à mon idée...
Lutter contre la publication abusive est une idée qui ne s’est pas installée récemment dans mon petit cerveau. Je trouvais ce combat juste, mais je ne savais pas comment m’y prendre... Et puis, on m’a demandé de fournir un CV pour des études réalisées dans le service. Je n’en voyais pas l’utilité... car je n’ai rien d’autre à apporter que mon statut de médecin (étant médecin employé par l’hôpital, je ne vois pas le plus que pourrait apporter mon CV) ; ayant posé le problème, personne ne m’a fourni d’autre réponse que "C’est comme ça !". Une idée en entrainant une autre, je me suis dit que je pourrais utiliser le prétexte du CV pour mettre sur la place publique le problème de la publication.
Lorsqu’on est sérieux, on n’est pas pris au sérieux ; alors pourquoi ne pas utiliser la dérision ? Ce site est un pied de nez aux fanatiques des CV, et en même temps une remise en cause de ce que j’appelle le formatage à la publication à tout prix.
En pratique, n’ayant que le choix de gravir les marches, ou de rester sur place (et "nul" donc, c’est à dire avec zéro publication), je me suis dit que je pouvais peut-être ouvrir une autre voie : vers le bas, et descendre en dessous de zéro.
L’idée m’est venue lorsque j’ai repensé au passé : En 1999, un de mes amis me proposait d’être cosignataire d’un article de son cru, pour étoffer mon dossier du concours de PH (pratique connue de tous, et acceptée par tous...) :
Ton article a-t-il un intérêt ? (lui ai-je demandé)
Sincèrement... Non !
Alors tu sais quoi ? Non seulement tu ne mets pas mon nom, mais en plus, à ta place, je ne publierais même pas l’article.
Il a publié quand même... Mais je me dis que j’aurais pu avoir "moins une publication", s’il ne l’avait pas fait.
La négativité n’est pas forcément une mauvaise chose. Epicure déjà enseignait que l’ataraxie, l’absence de trouble, est une forme de bonheur : le bonheur de ne pas souffrir. Les orientaux aussi avec le yin / yang savent que dans le positif il y a le négatif, et inversement. J’ai donc imaginé que dans le négatif du décompte des publications, il pouvait y avoir du positif : je propose une poubelle à "articles sans intérêt". Cette poubelle sera mon CV sur lequel j’inscrirai, contrairement à mes confrères, le nombre d’articles en négatif.
Pour agrémenter le site, je propose plusieurs rubriques : les souscripteurs qui me proposent un "non-article", les sympathisants qui pourront me faire part de leur sympathie dans la démarche, les antis qui pourront m’éclairer, m’ouvrir l’esprit... chaque catégorie n’étant pas exclusive (sauf pour les antis, bien sûr).
J’ai un autre ami qui a plus de 200 publications. Dire que c’est une tronche est un peu réducteur. Je dirais plutôt que c’est une encyclopédie vivante (en médecine évidemment, mais pas seulement...). Plusieurs fois, nous avons débattu, longuement, sur l’intérêt des publications. Aujourd’hui, je suis fier qu’il m’encourage dans cette démarche et me propose de se placer parmi les sympathisants...
Mon objectif est de descendre le plus bas possible en "non-publications", et ainsi d’avoir le plus mauvais CV du monde ! (Et accessoirement faire un peu bouger les mentalités...)
Une remarque, en passant...
Il existe des modules de formation à l’analyse critique d’articles médicaux. N’est-ce pas absurde ? Il me semble que nous, soignants, devrions savoir qu’il vaut mieux traiter directement la cause plutôt que ses manifestations, non ? Plutôt que d’apprendre à repérer les mauvais articles (ce qui, entre parenthèses, est une manière de reconnaitre leur existence), ne serait-il pas préférable d’éviter leur publication ? Pas facile, je sais, mais pas difficile non plus, si on veut bien commencer par... simplement une autocensure. Cela déblaierait déjà pas mal le terrain !
Anecdotes
La seule fois où mon nom est apparu dans des journaux, c’était pour crier haut et fort qu’il était insultant pour un médecin exerçant depuis 20 ans à l’hôpital, sous CDD de 3 ans renouvelé régulièrement, de se voir proposer un contrat d’une durée d’une année seulement, alors même que l’hôpital fonctionne en sous effectifs par pénurie d’urgentistes. Bon le problème c’est que j’étais le sujet de l’article, non l’auteur... Donc, je reste à zéro publication...
Pour être franc, on peut trouver mon nom accolé à d’autres sur quelques publications médicales. Mais cela a été le fait de collègues inquiets de l’insuffisance de mon dossier de présentation au concours de PH, qui savaient que j’étais opposé au principe de la publication inutile, et qui m’ont mis devant le fait accompli... C’était maladroit mais tellement bienveillant à mon égard que je n’ai jamais pu vraiment leur en vouloir. Inutile de préciser que je ne comptabilise pas ces publications.
Certains disent que la littérature médicale sert aussi, parfois, de remplissage distrayant pour des revues destinées à la publicité de produits pharmaceutiques (tiens, si c’était vrai, là aussi on inverserait cause et conséquence... Je veux dire qu’il devrait y avoir des articles donc de la pub, et non de la pub donc des articles... Je ne sais pas si je suis clair... Mais de toutes façons, la logique de l’organisation humaine m’échappe un peu...).
En bonus...
Pour compléter mon déplorable CV, j’ajouterais que j’ai toujours fait à peu près ce qu’on me demandait sur le plan strictement professionnel. Je dis "à peu près" car je crois avoir fait beaucoup plus que ce qu’on attendait de moi, à l’hôpital... Sauf publier !
Je suis actuellement à temps partiel par choix, après avoir pendant de nombreuses années, et comme beaucoup de médecins, travaillé excessivement (quinze nuits par mois pendant des années, sans compter les journées, les week-ends entiers...).
La plupart des gens adaptent leurs besoins à leurs revenus, moi j’adapte mes revenus à mes besoins. Ces derniers étant modestes (pas de goût pour la propriété ni pour la consommation effrénée de gadgets divers et variés), j’ai pu me rendre compte que ce qu’il y a de plus précieux, c’est le temps.
Je crois qu’il est inutile de préciser que je n’ai aucun goût pour les carottes et leurs corollaires : les décorations, les grades, les titres, bref toutes les reconnaissances officielles. La reconnaissance de ceux pour qui j’ai de l’estime me suffit.
Je dois absolument dire un mot de l’aïkido : art de paix, chemin vers l’autonomie, il propose une philosophie de vie orientée vers l’association, excluant catégoriquement la compétition. Pour ceux qui ont encore un peu de temps (merci déjà de m’avoir suivi jusque là !) voici l’adresse du site que j’ai consacré à ce sujet, avec ma conception de la discipline : http://aikidolyon3.free.fr
Conscient que le bonheur se trouve avec le bonheur des autres, je déteste logiquement le conflit. Mais parfois il est inévitable. Et parfois même, il peut être constructif, en permettant de mieux se stabiliser après une déstabilisation. La confrontation est toujours constructive, à condition de garder une ouverture d’esprit.
Un de mes maitres de stage d’externe m’avait rapidement cerné : "Tu es un homme du doute, mais en médecine, il faut souvent te montrer sûr de toi, même si tu ne l’es pas." Le problème avec les hommes du doute c’est que c’est difficile de les faire douter quand ils sont sûrs de quelque chose... vu qu’ils ont déjà tellement douté avant d’être sûr. Mais je tâche malgré tout de rester ouvert, et j’aime reconnaitre que j’ai eu tort si on me le prouve. Allez, les "antis", je suis prêt à vous lire avec attention !
Le regard que je porte sur cette curieuse espèce à laquelle j’appartiens oscille entre celui de Démocrite et celui d’Héraclite : en observant le comportement des Hommes, le premier riait pendant que le second pleurait...
Je dirais enfin que je ne suis pas un "acharné" de la vie sur le versant quantitatif (un jour, j’ai entendu Edgar Morin citer cette phrase, à méditer :"Il vaut mieux ajouter de la vie à ses jours que des jours à sa vie..."), mais je ne suis pas partisan d’un départ précoce, attention ! Ce que je sais, c’est que ce jour-là, celui du départ, je n’aurai de comptes à rendre qu’à une seule personne : moi-même (non, pas à Dieu...) ; et ce que j’essaie de faire, c’est de me maintenir à peu près digne, à mes yeux, dans mes actes.
Jusque là, ça va, merci...
Marc Accadia tient un blog à l’adresse http://marc.accadia.free.fr/blog/