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Qualité et santé : 5) La Vie est pairjective, elle ne connaît ni norme ni expert à vie
Première publication : vendredi 8 août 2008,
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Dans le domaine de la santé, le concept de qualité a subi une profonde évolution : longtemps centré sur le résultat, il concerne désormais les procédures de soin, aboutissant à leur normalisation.
Ce dossier, divisé en cinq articles, propose une nouvelle approche de la qualité fondée sur une subjectivité partagée et pondérée.
Le premier article rappelle la définition de la qualité en santé et son évolution au cours des âges.
Le deuxième article fait un détour par le moteur de recherche Google qui a révolutionné le classement de l’information grâce à son approche subjective des critères de qualité.
Dans le troisième article, nous verrons que l’objectivité scientifique, moteur de progrès et de qualité au XXe siècle, trouve aujourd’hui ses limites et doit laisser coexister d’autres approches.
La pairjectivité, thème central de ce dossier, est détaillée dans le quatrième article.
Ce cinquième article compare nos procédures qualitatives actuelles à un système pairjectif qui a fait ses preuves depuis 500 millions d’années.
Dans l’article précédent, nous avons présenté la pairjectivité, connexion pondérée de multiples subjectivités orientées vers la qualité. Notre expérience montre que malgré des réussites concrètes (la lutte contre le spam, le fonctionnement des moteurs de recherche, nos comportements sociaux) nombreux sont ceux qui rejettent cette approche jugée empirique, au mieux approximative et donc par principe sans valeur.
Il se trouve que la Vie, en tant que système qui a donné naissance aux espèces terrestres, n’a pas retenu l’approche objective dans laquelle la santé s’enlise en voulant copier la méthodologie des sciences fondamentales. Au contraire, elle a sélectionné une approche parfaitement pairjective.
Idées-Forces - La vie progresse sans se soucier de qualité interne. L’ADN ne contient pas le plan détaillé des organismes vivants. La Vie valorise le progrès sans chercher à le programmer. La Vie entretient une savante diversité, garante de sa propre survie. |
R.E. Anderson
Que ce soit dans l’organisation sociale des bactéries et leurs extraordinaires capacités adaptatives, dans le fonctionnement de notre système immunitaire ou de notre cerveau, le moteur de la réussite et du progrès est toujours le même. Les procédures objectives de mesure de la qualité interne n’y tiennent quasiment aucune place.
Certains pensent que notre ADN contient le programme qui régit notre fonctionnement et le décrit dans ses détails. Tel le plan d’une parfaite organisation ou d’une usine, il contiendrait la liste des meilleures stratégies, après des années de sélection naturelle ayant permis de l’affiner, d’en éliminer les imperfections et de l’adapter à notre milieu. Seuls notre caractère ou notre éducation seraient influencés par notre environnement et notre parcours personnel.
D’ailleurs, un des principaux modèles humains de l’amélioration de la qualité paraît s’inspirer de cette illusion. Il teste des procédures et les améliore sans cesse :
- Roue de Deming illustrant la méthode PDCA
Cette roue représente graphiquement le concept qualité PDCA qui décrit les quatre étapes successives de la démarche d’amélioration de la qualité :
Identifier un problème puis programmer, préparer une méthode pour le résoudre.
Faire, agir suivant le plan que l’on vient de préparer à l’étape précédente (to do en anglais)
Vérifier, valider l’effet de la solution mise en oeuvre (to check en anglais)
Intégrer la solution (to act en anglais) si elle a été validée par l’étape précédente. Repartir pour un tour de roue pour progresser encore ou pour réétudier une solution non validée.
Le système qualité est le cliquet qui empêche le retour en arrière.
En pratique la méthode qualité PDCA est très répandue. Elle y est considérée comme un modèle d’approche objective et scientifique pour résoudre les problèmes. Elle est utilisée en entreprise, dans les administrations, les hôpitaux et pour l’évaluation des pratiques professionnelle des soignants.
L’ADN ne contient pas le plan de notre organisme
La Vie n’a pas sélectionné la méthode PDCA. La sienne est à la fois plus simple dans son principe et plus complexe dans sa mise en oeuvre.
Notre génome ne comporte pas plus de 100000 gènes c’est-à-dire quasiment rien quand on sait que le programme qui a permis d’écrire ce texte contient des centaines milliers de lignes de code.
Le principe qualitatif qui permet à la Vie de progresser s’articule sur 5 étapes proches de la pairjectivité [2] :
Favoriser la multiplication d’agents présentant des points communs : cellules, bactéries, immunoglobulines, espèce, tribu.
Favoriser une grande diversité au sein de ces groupes, sur un mode aléatoire : recombinaisons et mutations de l’ADN, protéines aléatoires ; variété des comportements et des caractères dans les espèces supérieures.
Identifier les agents qui semblent résoudre des problèmes : c’est-à-dire ceux qui améliorent leur propre condition ou qui améliorent la capacité du groupe à progresser.
Privilégier ces agents efficaces : améliorer leurs ressources, augmenter leur nombre en gardant un peu de diversité. Cette diversité conservée permet d’affiner la résolution du problème par un cycle supplémentaire (le plus souvent en augmentant leur descendance et en incitant les membres de leur groupe à les soutenir).
Diminuer les ressources des agents qui échouent de façon répétée ou les inciter à l’autodestruction afin de pouvoir mobiliser les ressources libérées au profit des agents qui réussissent (apoptose cellulaire, maladie, exclusion du groupe, dépression, accès restreint à la nourriture commune, baisse de libido, refus de l’accouplement par les autres membres du groupe).
Par le mot agent, il faut comprendre individu ou surtout groupe d’individus : tribu, colonie, essaim, meute, horde, espèce...
Comme le rappelle Bloom, la compétition darwinienne concerne au moins autant les groupes que les individus. Cet aspect souvent oublié de la théorie de l’évolution permet de comprendre que des sentiments comme la compassion, la solidarité ou la générosité aient pu se développer au sein des espèces sociales : ces comportements sont utiles pour le groupe. Le darwinisme n’est pas synonyme d’une compétition sans merci entre individus, c’est le plus souvent une compétition entre groupes.
La Vie est à la fois bienveillante avec l’initiative et peu indulgente pour l’échec, sauf si ce dernier fait partie d’un processus d’apprentissage nécessaire. Elle est l’arbitre d’une compétition profondément juste : pas de conflits d’intérêts, de despotes, d’experts à vie, de normes. C’est un combat stimulant qui permet à chaque agent seul ou regroupé en équipe de développer ses propres stratégies et de les tester. La Vie se contente d’être un arbitre impartial, de multiplier les gagnants, et de raréfier les perdants, sans jamais les faire disparaître : elle sait que le perdant d’un jour pourra être le gagnant de demain. Elle entretient donc une savante diversité, tout en privilégiant les agents les plus performants à un moment donné, agents dont la position priviligiée est remise en cause en permanence, par exemple à chaque cycle reproductif.
La Vie entretient des hiérarchies dans les groupes sociaux, hiérarchies qui peuvent être très élaborées. Mais ces hiérarchies sont labiles, remises en cause en permanence. Il n’y a pas d’académie, de "haut comité", de situation définitivement acquise. La hiérarchie n’existe que parce que le groupe la valide en permanence et les positions dominantes ne sont pas transmissibles. L’existence de ces hiérarchies, nécessaires au fonctionnement social, explique aussi pourquoi la Vie ne favorise pas la création exclusive d’élites. C’est par un savant dosage de nos aptitudes (et inaptitudes) que nos groupes ou nations fonctionnent.
En revanche, contrairement à la méthode PDCA, la Vie ne planifie pas, ne prépare presque rien : elle laisse l’initiative à ses agents. Cette souplesse lui permet de gérer un nombre infini de problèmes simultanément. Notre ADN ne contient pas le plan de notre intelligence mais les outils qui vont lui permettre de se développer.
Pour la Vie, il est inutile d’identifier les problèmes à résoudre : les agents s’en chargent et tentent des solutions en temps réel. Elle ne connaît ni norme, ni recommandation, ni procédure : elle se contente d’amplifier le succès et d’entretenir avec soin la diversité.
La méthode PDCA est lente et n’analyse qu’un problème à la fois
La méthode PDCA qui analyse objectivement UN problème, réunit des experts, rémunère des consultants, puis tente de construire une stratégie globale, est désormais obsolète. Il nous faut accepter l’idée qu’elle n’est efficace que pour résoudre des problèmes simples et ponctuels, plutôt mécaniques qu’humains. Elle est apparue à une période de développement scientifique intense, mais est incapable de résoudre les problèmes complexes qui concernent les sciences de l’Homme, et notamment la médecine. De plus, dans un monde aussi mouvant que le nôtre, sa lenteur la conduit à générer des solutions périmées avant même d’être finalisées. Face à 500 millions d’années d’évolution darwinienne, la méthode PDCA n’est même pas une étape, c’est un instant dans la quête de la qualité et la recherche du progrès qui anime tout ce qui vit.
Le fait que la Vie n’ait pas retenu la méthode PDCA devrait interpeller les sceptiques et les partisans de la qualité interne fondée sur l’évaluation des processus et non des résultats. La question qui se pose est de savoir pourquoi nous nous sommes enfermés si longtemps dans cette impasse. Sont-ce les errances du nauséabond darwinisme social [3] ? Est-ce la quête de l’objectivité, Graal de scientifiques grisés par les succès indéniables de la méthode expérimentale ? Est-ce la peur d’une remise en cause de situations personnelles ? Ou est-ce tout simplement le refus viscéral d’un retour à la qualité externe, validant les résultats et non la méthode ?
Nous en sommes arrivés, avec l’avènement de la qualité interne, au règne de la norme et du faire-savoir et à la fin de celui du savoir-faire, forgé par des centaines de millions d’années d’évolution.
Parallèlement, un nouveau système évolutif est en train d’émerger. Il ne constitue pas un retour en arrière mais une reconstruction. La transmission des idées complète la transmission des gènes, et obéit aussi à des lois darwiniennes ; la mémétique est désormais le moteur évolutif de l’espèce humaine : elle décrit une transmission des organisations et des compétences qui échappe désormais à l’ADN (génétique) et utilise les canaux de l’éducation et de la communication. |
La Vie a fait son choix : l’empirisme non planifié qui valorise la réussite spontanée
La Vie a donc choisi l’empirisme et a renoncé à programmer le succès. La subjectivité y est la règle. Il serait très réducteur de penser que la sélection darwinienne fonctionne avec une règle objective unique et simple : "le meilleur individu survit et se reproduit". C’est le plus souvent le groupe qui est l’unité évolutive [4]. Son fonctionnement interne s’appuyant sur des hiérarchies complexes et la valorisation des éléments qui le font progresser constitue un modèle de pairjectivité.
Il est temps d’abandonner ces notions trompeuses de subjectivité et d’objectivité : une stratégie est efficace (elle résoud des problèmes ou permet le progrès) ou elle ne l’est pas. Son mode opératoire n’a qu’un intérêt anecdotique.
La méthode PDCA présente de graves défauts qui expliquent sans doute pourquoi elle n’a pas été retenue pour faire progresser la Vie :
Elle implique d’avoir identifié un problème au préalable ; la prise en charge d’un problème imprévu provoque au mieux un délai important nécessaire pour sa caractérisation, au pire une panique.
Elle est lente et incapable de s’adapter à un problème qui évolue rapidement et pour lequel les solutions planifiées sont obsolètes avant même leur mise en oeuvre.
Elle repose sur des experts, qui peuvent se tromper, choisir de mauvaises solutions, subir des influences parasites, ignorer ou masquer le résultat d’une validation négative de leur plan, voire modifier ou interpréter les résultats des tests de validation pour corroborer leur stratégie et conforter leur position [5].
Elle ne valorise pas les sujets qui trouvent spontanément et rapidement des solutions aux problèmes. Au contraire, elle parvient souvent à les décourager en leur imposant des procédures inadéquates qui ruinent la qualité de leur travail et leur productivité.
Francisco Varela, philosophe et spécialiste des sciences cognitives, fait une analyse intéressante [6] de l’échec de cette approche dans le domaine de la modélisation informatique de l’intelligence [7]. Il attribue cet échec à deux défauts rédhibitoires de la méthode PDCA :
Elle est séquentielle, c’est-à-dire qu’elle résoud les problèmes les uns après les autres. Or dès que le système est compliqué et nécessite de nombreux enchaînements d’actions, le temps nécessaire à la résolution globale du problème devient excessif car il est impossible de prévoir tous les cas de figure.
Elle est localisée : toute la réflexion est réunie au même endroit (réunion, service ministériel, direction d’entreprise) et donc peu propice à la diversité.
Lente et centralisée, la méthode PDCA n’est valable que pour améliorer des processus simples et stables dans le temps, et donc en pratique très peu de problèmes humains.
Cette critique de la méthode PDCA serait injuste si elle ne mentionnait pas un de ses aspects positifs. En l’absence de mesure de la qualité externe, conduire des agents à s’interroger sur leurs procédures et à les remettre en cause est un facteur de progrès. Nous avons eu l’occasion de mettre en oeuvre cette méthode avec un certain bénéfice lors de l’évaluation des pratiques professionnelles des médecins au début des années 2000.
Malheureusement, cette approche minimaliste mais utile est souvent dévoyée et cherche à pousser l’individu à s’approprier une norme présentée comme une procédure idéale. |
Quelques exemples illustrent cet échec :
Les réformes diverses et successives de l’enseignement ou de la santé : les énormes systèmes que constituent l’éducation nationale française, les hôpitaux ou la sécurité sociale sont bien trop complexes pour se prêter à une action réfléchie et planifiée. Ils ne peuvent évoluer que par une approche pairjective : identifier les succès, les valoriser, s’en servir de tête de pont pour propager d’autres succès, réduire ou supprimer ce qui ne marche pas.
Le programme Sesame Vitale. Conçu par l’assurance maladie française pour remplacer la facture en papier (feuille de maladie), il consiste à envoyer par voie électronique une facture aux organismes de sécurité sociale. La réflexion préalable des organismes d’assurance a été plus lente que l’évolution technologique : à peine un projet était-il validé qu’il était technologiquement dépassé. La solution retenue a finalement été de créer l’équivalent d’un email à partir de l’ordinateur du professionnel et de l’envoyer au centre de paiement. Cette simplicité apparente (dont la seule conception a tout de même coûté près d’un milliard d’euros du fait de ses errements) a néanmoins été fortement complexifiée dans sa mise en oeuvre ; plus d’un tiers des médecins refusent de l’utiliser [8].
La mauvaise santé de nombreuses grandes entreprises. La direction des entreprises géantes devient trop complexe. Les groupes employant des dizaines de milliers de salariés sont désormais ingérables avec la méthode PDCA, d’autant que le monde accélère ses mutations. Comme pour les deux exemples précédents, la lenteur des adaptations et la complexité des problèmes à résoudre condamne à la disparition les mastodontes au pouvoir centralisé.
Dilbert par Scott Adams - "Dis-le avec ton corps". Dargaud Editeurs
Plus que partout ailleurs, le faire-savoir a remplacé le savoir-faire dans l’entreprise. Le cadre baigne dans un climat d’urgence permanent aggravé par la communication de masse dévoyée que permet l’email [9] ; il se place alors en "mode survie", ne gérant que l’urgence du moment et perd la capacité d’analyser la situation absurde dans laquelle il se trouve [10].
Certains s’adaptent très bien à ce chaos et gèrent prioritairement leur carrière. Ceux qui créent la valeur croulent sous le travail [11] ; ils perdent pied les uns après les autres et l’entreprise devient une coquille vide prête à être absorbée par une firme concurrente. La sélection darwinienne individuelle traditionnelle est inversée : ceux qui produisent sont défavorisés alors que ceux qui ne produisent pas, voire bloquent la production, réussissent. En revanche, grâce à l’économie de marché, la sélection darwinienne des groupes s’opère correctement : une entreprise qui ne redresse pas la barre par la valorisation des ses agents productifs disparaît et laisse le marché disponible pour d’autres entreprises ayant su innover ou mieux satisfaire leur marché.
Ce travers est spécifique des organisations complexes dans lesquelles les hiérarchies ne sont pas revalidées en permanence [12].
Quelques exemples biologiques pairjectifs
La pairjectivité est observable dans de nombreux systèmes biologiques :
Les bactéries. Elles s’adaptent à une vitesse impressionnante aux nouveaux milieux, y compris contenant un poison comme un antibiotique. Elle échangent des messages chimiques, des gènes d’adaptation au poison, puis se reproduisent à partir de la nouvelle configuration qu’elles ont validée. Quelques jours leur suffisent pour identifier et privilégier les bons enchaînements évolutifs que le seul hasard aurait mis des milliers d’années à reproduire. Planifier par avance la réponse à tous les poisons existant ou à venir, serait tout simplement impossible. Une simple sélection des mutations favorables serait trop lente. C’est la conjonction de la diversité et de la communication permettant aux bactéries d’échanger leurs réponses ou fragments de réponse qui permet au groupe (et non à l’individu) de s’adapter si rapidement à l’adversité. Il n’existe pas de bactérie experte dans la colonie, l’expertise est diffuse et apparentée au "brainstorming" des humains.
Notre système immunitaire. Nous naissons sans autres anticorps que ceux de notre mère qui resteront quelques mois dans notre sang de nourrisson. Nous héritons en revanche d’une fantastique machine adaptative : le système immunitaire. Nous fabriquons spontanément des lymphocytes (varitété de globule blanc) d’une extraordinaire diversité. Le système immunitaire fonctionne comme un serrurier qui aurait construit des millions de clés différentes en prévision de l’ouverture d’une serrure inconnue. Chaque lymphocyte sécrète une protéine différente, un anticorps, clé qui pourra peut-être s’adapter aux serrures (antigènes) que nous rencontrerons chez les microbes envahisseurs.
A partir des fragments d’un intrus dévoré par des sentinelles (macrophages), les quelques lymphocytes qui fabriquent un anticorps capable de s’adapter grossièrement à ce fragment (antigène) étranger vont se multiplier à grande vitesse. Cette multiplication s’accompagnera d’une légère diversité qui va permettre de sélectionner dans leur descendance ceux qui fabriquent un anticorps encore mieux adapté à l’antigène. En quelques générations de lymphocytes, c’est à dire en quelques jours, nous avons fabriqué des défenses sélectives qui assurent notre guérison. Le corollaire amusant est qu’il n’y a pas deux humains qui fabriquent les mêmes anticorps contre la rougeole par exemple : chacun ayant créé une protéine sur mesure, faite à partir de milliers d’acides aminés, il existe une probabilité quasi nulle d’aboutir à deux protéines identiques.
En disposant tous d’un système immunitaire identique dans son principe, mais différent dans ses outils, nous augmentons notre diversité et donc la probabilité que quelques-uns d’entre nous puissent s’adapter à une infection particulièrement violente ou sournoise [13].
Le système immunitaire est un outil, une usine d’armement ultramoderne et autogérée et non un arsenal figé créé par des militaires.
Dans ces deux exemples, la rapidité de la résolution du problème est liée à un catalyseur qui est l’échange d’informations. Les bactéries communiquent chimiquement. Le système immunitaire dispose lui aussi d’un système de communication complexe qui lui permet d’identifier le lymphocyte qui a trouvé la bonne clé-anticorps pour neutraliser le microbe qui nous attaque. Dans ces deux cas, l’agent victorieux sera multiplié et servira de tête de pont pour progresser vers la survie [14].
Du "Un pour tous" au "Tous pour tous"
Le concept de pairjectivité est indissociable d’une communication diffuse entre les "pairs". C’est une des raisons pour lesquelles le réseau internet est un élément fondamental du progrès pairjectif : il permet de passer de la communication de masse de type "un à plusieurs" (livre, radio, télévision), à une communication "plusieurs à plusieurs" (réseau pair à pair ou peer to peer).
- Pair à pair
Cette notion de liens multiples entre agents nous amène naturellement au plus bel exemple biologique de pairjectivité : notre cerveau.
Il n’est pas anodin que l’un des plus grands neurobiologistes actuels, Gerald Edelman, ait reçu le prix Nobel pour sa découverte du fonctionnement... du système immunitaire ! Le fait que la théorie d’Edelman [15] soit parfois appelée darwinisme neuronal n’est pas inintéressant non plus.
Edelman démontre que le cerveau n’est, à notre naissance, pas grand-chose d’autre qu’un amas de neurones reliés entre eux et structurés dans le cortex en couches (horizontales) et colonnes (verticales) : plusieurs dizaines de milliards de neurones connectés chacun avec des dizaines de milliers d’autres. La structure est en place, mais la connaissance reste à acquérir. Tout notre développement, amenant à des apprentissages et fonctions complexes et jusqu’à la conscience, résulte de la sélection des groupes et circuits identifiés par les autres comme pertinents. Chacun de ces groupes émet des informations vers les autres et en reçoit. Fondé sur la bonne vieille qualité externe, la magie de la fonction puis de la pensée se bâtit sur une sélection darwinienne couplée à un gigantesque réseau de communication.
L’objet le plus fascinant de notre univers se construit sur la base d’un empirisme pragmatique fondé sur l’évaluation mutuelle et massive de ses agents. Il n’y a aucun expert, aucune norme dans le cerveau. Ce système permet :
L’adaptation de chaque humain à son milieu de naissance puisqu’il s’y construit.
Une variété savamment entretenue et propice à une adaptation du groupe aux situations nouvelles imprévisibles. Il est des crises où seuls les anxieux survivent, d’autres qui favorisent les seuls audacieux.
Une vitesse de construction exceptionnelle par résolution de multiples problèmes simultanément.
Nous ne nous étendrons pas plus sur le fonctionnement darwinien et pairjectif du cerveau. Outre les ouvrages d’Edelman, le lecteur intéressé pourra lire ou relire l’homme neuronal de Jean-Pierre Changeux : les groupes neuronaux sont appelés "cristaux", mais la thèse est la même : pas de plan, d’architecte supérieur, mais une validation permanente du succès.
Comment ne pas être tenté de comparer ce que nous enseigne la neurobiologie moderne avec les connexions directes et potentiellement innombrables entre individus permises par internet ? Certes, le raccourci est audacieux et nous sommes loin de l’efficience du cerveau de l’animal le plus primitif [16]. Mais cette voie apporte un espoir considérable à ceux qui pensent que la résolution des situations humaines vastes et complexes ne peut plus résider uniquement dans un schéma traditionnel de type PDCA, certification ISO ou autres normes. Le progrès doit suivre de nouveaux chemins.
La société que nous allons construire avec et pour nos enfants sera neuronale et la santé pourrait en être le premier terrain d’expérimentation. Nous vous ferons des propositions concrètes dans les mois qui viennent.
Vous êtes vivement encouragé à faire vos remarques, critiques et suggestions sur le forum. Ces articles ne sont pas figés et évolueront en permanence. D’autres articles faisant suite à cette série initiale seront publiés à la rentrée.
[1] "La meilleure chose que les gouvernements puissent faire pour encourager l’innovation est de dégager le terrain".
[2] Ces étapes sont celles que décrit l’étonnant Howard Bloom dans le tome 2 du Principe de Lucifer intitulé "Le cerveau global". La lecture du prologue en accès libre donne une idée de la richesse de l’ouvrage étayé par plus de 1000 références bibliographiques.
[3] Le darwinisme social constitue une déformation des travaux de Charles Darwin, qui a toujours été étranger à l’utilisation de sa théorie pour justifier l’injustifiable.
[4] Bloom op. cit.
[5] Lire à ce sujet l’étonnant et peu médiatisé rapport de la DREES, montrant comment et pourquoi les "notables de la ménopause" ont continué à défendre bec et ongles l’innocuité du traitement hormonal de la ménopause contre les évidences scientifiques qui menaçaient leurs théories et leur positions.
[6] Dans : Invitation aux sciences cognitives 1988
[7] Varela (op. cit.) explique très bien comment la "haute église" cognitiviste, qui voulait assimiler le fonctionnement du cerveau à celui d’un ordinateur, a bloqué la recherche sur l’intelligence artificielle pendant des dizaines d’années. Ceux qui pensaient que le cerveau fonctionnait avec un code pré-écrit étaient enfermés dans une théorie sans avenir. Ce n’est qu’en introduisant un mode de fonctionnement auto-organisationnel et pairjectif que les sciences de la cognition ont pu de nouveau progresser ; or le monde, et notamment le monde de la santé, fonctionne actuellement sur un modèle cognitiviste : penser, préparer, créer des procédures, puis seulement agir.
[8] Une des raisons de ce refus a été la brutalité avec laquelle l’administration de la sécurité sociale a tenté d’imposer son système, croyant naïvement que les patients déserteraient les cabinets médicaux non équipés.
[9] L’email est une forme de communication pairjective totalement dérégulée. L’email en entreprise produit un "bruit" insupportable car il ne bénéficie d’aucune validation : on ne peut considérer comme du spam les courriels de ses collègues, et pourtant...
[10] Situation superposable à celle du médecin à la fois débordé et submergé de procédures. Certains d’entre eux avouent publiquement être débordés par ce climat kafkaïen et baisser les bras au détriment de la qualité de leur travail : extrait d’un message posté sur une liste de discussion publique "le généraliste (le spécialiste aussi) perçoit de
plus en plus une menace latente avec de petites phrases du genre "mais
vous n’avez rien vu ?" ; la médecine actuelle ne devrait pas permettre
de mourir avant 90 ans, ne pas avoir de cancer ni d’Alzheimer ou en
tout cas les guérir, ne pas avoir de séquelle douloureuse d’un banal
traumatisme, bientôt de pas attraper d’angine ou de cors aux pieds.
Cela traduit bien un malaise plus que profond de la société.
A l’occasion de la sortie du fameux Gardasil (vaccin à faire chez les
adolescentes en prévention du cancer du col utérin) nous avons eu, les
médecins de mon coin, une discussion sur ces sujets comprenant le
Gardasil, le dépistage du cancer prostatique, le traitement de la
maladie d’Alzheimer, 3 sujets où il est évident que les implications
financières sont phénoménales ; il en est ressorti que ce n’est pas a
nous généralistes, à décider du bien-fondé des attitudes préconisées,
d’une part du fait du premier argument cité plus haut, d’autre part du
fait que notre activitéest de plus en
plus complexe et qu’il ne sert à rien d’en rajouter en voulant lutter
contre des moulins à vent, les pales largement recouvertes de toiles
pouvant aussi bien vous envoyer dans la boue que dans les étoiles.
Souvenez-vous aux débuts du traitement de l’Alzheimer : une gentille
dame parisienne, qui doit sans doute encore sévir, avait créé une
association qui portait systématiquement plainte devant tout retard
diagnostic de la maladie.
L’attitude pragmatique consiste donc pour nous :
à rappeler systématiquement à bien faire les mammo. de dépistage
même si la majorité est convaincue de son inutilité
à proposer le PSA (et faire le toucher rectal bien sûr) chez tout homme de 50 ans
à systématiquement proposer le Gardasil dès 14 ans.
Ce n’est qu’avec cette attitude que nous dégageons notre esprit de
toute interrogation sur ces sujets, et que nous conservons un minimum
de neurones pour essayer de régler ... tout le reste !
Comme je crois l’avoir lu sur la liste, si la CPAM lance une campagne
de dépistage par PSA, ce sera parfait.
Ce n’est pas à nous généraliste, à faire la guerre aux laboratoires ;
si mon payeur (la CPAM) ne sait pas ou ne veut pas, me donner des
consignes précises au sujet de ce PSA elle sait certainement par
contre, ce que va lui coûter, en effets secondaires, son dosage
systématique.
[11] Ce sont le plus souvent des femmes, génétiquement peu préparées à cette guerre sans merci, car il s’agit bien d’un combat, d’une guerre de pouvoir dans laquelle l’objectif de production de biens ou de services a quasiment disparu.
[12] Dans l’entreprise ou l’administration, l’évaluation et la promotion viennent de l’échelon supérieur, encourageant la séduction du supérieur par le subordonné. Dans la nature, la hiérarchie est remise en cause à chaque instant par la base, et c’est face à ses pairs ou ses subordonnés que le dominant doit justifier sont statut.
[13] Il existe un faible pourcentage d’humains résistant naturellement au sida. Ils sont en effet dépourvus d’une protéine indispensable à l’infection des lymphocytes par le HIV.
[14] Pour être plus précis, il existe aussi des mécanismes internes de valorisation : le sujet victorieux va développer lui-même ses capacités tandis que celui qui est en échec va s’autolimiter voire s’autodétruire. Nous le constatons nous-mêmes : le succès donne de l’énergie physique (et sexuelle...), de la confiance en soi et du coeur à l’ouvrage. Au contraire, l’échec conduit à l’aboulie, à l’isolement et à la dépression. L’apoptose, mécanisme d’autodestruction cellulaire, concerne aussi les organismes supérieurs.
[15] Edelman l’avait dénommée plus précisément "sélection des groupes neuronaux". Un résumé est accessible ici, mais la lecture de son magistral biologie de la conscience est vivement recommandée pour qui s’intéresse à la pairjectivité.
[16] Et encore plus loin de l’éveil à la conscience du réseau, thématique récurrente en science-fiction.