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L’OPEPS et le dépistage du cancer de la prostate : le rapport Debré

Rapport complet de l’OPEPS et analyse détaillée.

Première publication : lundi 6 avril 2009,
par Dominique Dupagne - Visites : 19571

Le rapport de l’OPEPS (Office parlementaire d’évaluation des politiques de santé) sur le dépistage du cancer de la prostate a été présenté à la presse le 1er avril 2009 par le Pr Bernard Debré, député et urologue.

Si vous ne savez pas ce qu’est un conflit d’intérêt, ce rapport est un cas d’école. Explication de texte en trois actes

Acte I : La Mission, l’urodéputé et les doutes du sénateur Barbier

Revenons 18 mois en arrière : le dépistage du cancer de la prostate est une stratégie médicale très controversée. Elle permet certes de faire de nombreux diagnostics de cancers mais ne sauve aucune vie et induit de nombreuses interventions mutilantes grevées de lourdes séquelles. Face à ce bilan médiocre, l’Organisation Mondiale de la Santé, la Haute Autorité de Santé et l’Institut National du Cancer ne recommandent pas ce dépistage en routine.

Face à cette prudence, les urologues n’ont pas ces états d’âme. L’Association Française d’Urologie (AFU) lance annuellement de grandes campagnes de sensibilisation au dépistage de ce cancer dans les médias grand-public. L’immense majorité des urologues pratiquent activement ce dépistage par le dosage des PSA et le toucher rectal. Ces campagnes publicitaires organisées par l’AFU sont financées indirectement par l’industrie pharmaceutique, qui subventionne l’AFU à hauteur de plusieurs millions d’euros. Cette société savante se définit elle-même comme une entreprise.

Dans ce contexte polémique, l’OPEPS décide donc en décembre 2007 de lancer une mission d’étude sur le dépistage et le traitement du cancer de la prostate

Un choix surprenant pour le rapporteur

La première surprise venant d’une institution républicaine est le choix du rapporteur pour cette mission.
Il s’agira du député et urologue Bernard Debré. Ce chirurgien encourage vigoureusement et publiquement le dépistage du cancer de la prostate depuis plusieurs années. Dans un débat républicain, il n’est pas habituel de choisir comme rapporteur un acteur fortement engagé dans la controverse.

La deuxième surprise provient du prestataire choisi pour dresser un état des lieux du dépistage et du traitement du cancer de la prostate en France : l’AFU. De façon étonnante, une entreprise engagée dans la promotion de sa propre activité va servir de référent scientifique pour la réflexion des parlementaires. Nous sommes, en France, habitués aux conflits d’intérêts, mais la ficelle est tellement grosse qu’un parlementaire s’en émeut : Le Sénateur Gilbert Barbier, lors de la séance déjà citée :

M. Gilbert Barbier, sénateur, vice-président, s’est inquiété de savoir si les prises de position de l’Association française d’urologie en faveur du dépistage du cancer de la prostate ne pourraient pas influencer les conclusions de l’étude remise à l’Opeps sur le dépistage et sur les stratégies de traitement.

M. Bernard Debré, député, rapporteur a expliqué que l’étude vise à établir un état des lieux des pratiques de dépistage ainsi que des parcours de soins et de leurs coûts, et n’a pas pour objet de trancher la question de l’intérêt thérapeutique à organiser un dépistage systématique du cancer de la prostate, ceci étant du ressort de deux enquêtes actuellement en cours en Europe et aux Etats-Unis. Il a précisé que si l’AFU préconise un dépistage annuel et individuel du cancer de la prostate, fondé sur une information éclairée du patient et un examen biologique et clinique dès l’âge de cinquante ans, elle ne recommande pas, en l’absence de données épidémiologiques suffisantes et validées, de dépistage systématique de masse.

Gilbert Barbier est chirurgien, il sait de quoi il parle. L’avenir montrera que ses craintes étaient fondées. Le rapporteur n’a pas tenu ses engagements.

Acte II La publication des études internationales

Le 19 mars 2009, une prestigieuse revue médicale internationale publie deux études scientifiques visant à apprécier l’intérêt du dépistage du cancer de la prostate. Ces publications étaient attendues depuis de nombreuses années. Pas moins de 70000 hommes pour l’une et 180000 hommes pour l’autre ont été suivis pendant 10 ans pour apprécier l’intérêt de ce dépistage. Les principaux résultats à retenir sont les suivants :
- L’étude américaine (70000 hommes) montre un augmentation paradoxale de la mortalité par cancer de la prostate de 10% chez les hommes incités au dépistage, mais le résultat n’est pas significatif, c’est à dire que la probabilité pour qu’il soit lié au hasard est supérieure à 5%. Le dépistage impliquait un dosage annuel des PSA.
- L’étude européenne (180000 hommes) montre une diminution de la mortalité par cancer de la prostate de 20% chez les hommes incités au dépistage. Cette différence est significative si l’on réduit l’échantillon aux hommes âgés de 55 à 69 ans. En effet, le dépistage s’est révélé délétère chez les hommes plus jeunes ou plus âgés. Le dépistage reposait sur un dosage des PSA tous les 4 ans.

Dans les deux études, la survie globale des hommes dépistés ou non est inchangée. Si une différence existe, elle est trop faible pour être détectable malgré la taille des échantillons suivis.

Si l’on décide de ne prendre en compte que l’étude européenne, l’incitation au dépistage par PSA chez un homme âgé de 55 à 69 ans permet de voir la probabilité qu’il meure dans les 10 ans d’un cancer de la prostate passer de 4/1000 à 3/1000. En revanche, il a 150 "chances" sur 1000 de subir des biopsies, 30 "chances" sur 1000 d’être opéré sans bénéfice, 20 "chances" sur 1000 de devenir impuissant et 15 "chances" sur 1000 d’être plus ou moins incontinent du fait de l’opération.

Ces résultats modestes ont conduit l’éditorialiste de la revue ayant publié les études à conclure que la controverse sur l’intérêt du dépistage était loin d’être tranchée.

Notons que pour des raisons qui mériteraient d’être détaillées, le bras français de l’étude européenne (80000 hommes) n’a pas été retenu pour l’analyse finale.

Acte III La présentation du rapport Debré/AFU

Rapport Debré (seul)

Le 1er avril 2009, soit 11 jours après la publication des études, le Pr Bernard Debré présente son rapport à la presse. La présentation du rapport a été précédée par celle d’une étude de l’AFU par son président, le Dr Rischmann. Cette étude a servi de support scientifique au rapport parlementaire.

En fin de rapport sont retranscrits les échanges ayant fait suite à cette présentation. Vous pouvez aussi télécharger charger l’étude de l’AFU jointe au rapport, le document fait 460 pages et 28 Mo.

Ce document démontre que les craintes du sénateur Barbier était fondées : ce rapport n’est pas un étude objective, un état des lieux, mais un vibrant plaidoyer pour un dépistage de masse du cancer de la prostate.

La présentation partiale des données y avoisine les omissions ou les lapsus révélateurs. Extraits :

Concernant les effets du traitement du cancer et notamment de la chirurgie (Page 12), un passage est révélateur de l’état d’esprit de son rapporteur

Ces techniques visent à éradiquer définitivement toutes les cellules
porteuses du cancer ; elles conduisent à intervenir de manière agressive dans une région du corps humain innervé où passent notamment les nerfs érecteurs. Elles conduisent alors à des séquences postopératoires fréquentes, se traduisant par des troubles urinaires et de l’érection. C’est pourquoi la prostatectomie est parfois perçue comme une opération mutilante. L’amélioration des techniques chirurgicales minimisent les effets secondaires.

Notez que la prostatectomie radicale n’est pas mutilante, mais "perçue comme telle", les incontinents apprécieront. Mais surtout, le mot "séquelles" est imprononçable par un chirurgien... Il a donc été remplacé par "séquences" ce qui ne veut rien dire. Inconscient quand tu nous tiens !

A propos de la controverse scientifique (Page 15) le rapporteur l’élude rapidement : il s’agit avant tout d’un élément qui retarde l’action publique. "Agissons d’abord, il sera temps de réfléchir ensuite" semble être depuis toujours la devise des urologues.

La particularité du dépistage du cancer de la prostate est qu’il se déroule
actuellement sous la forme d’un dépistage volontaire, en dehors de tout cadre
organisationnel mis en oeuvre par les pouvoirs publics. Cette situation est la conséquence des réserves émises par les épidémiologistes et les spécialistes de santé publique sur l’intérêt d’un dépistage systématique du cancer de la prostate en terme de santé publique. Or la controverse scientifique a pour conséquence de retarder les décisions des pouvoirs publics en faveur du dépistage du cancer de la prostate.

Notons que la dernière fois que cette attitude volontariste a été adoptée, il s’agissait de coucher les nouveaux-nés sur le ventre. Cette mesure, pleine de bon sens, a provoqué en France le décès d’environ 20000 nourrissons en 30 ans. On avait oublié de valider la stratégie avant de la mettre en oeuvre. Une fois la réalité connue, il était trop tard pour éviter ces 20000 décès...

Cette remarque du Pr Debré est centrale dans la polémique autour de ce rapport : le travail du sénateur Debré n’a pas consisté à évaluer l’état de l’art et l’intérêt du dépistage, mais à réunir des arguments pour le promouvoir et forcer la main des épidémiologistes, par nature prudents dès qu’une stratégie impacte la vie de millions de patients.

Un passage présente honnêtement la réalité (Page 17)

C’est pourquoi, au niveau international, le Conseil européen et
l’Organisation mondiale de la santé ont exclu le cancer de la prostate de la liste des cancers pour lesquels un dépistage est recommandé (2). De leur côté, les autorités sanitaires américaine et canadienne s’interrogent également la pertinence d’un dépistage systématique.
La crainte des autorités publiques est que le dépistage n’induise une forte
augmentation du nombre de traitements coûteux, sans réduction significative de la mortalité globale du fait de l’incidence des autres causes de mortalité aux âges avancés où sont détectés ce type de cancer.

Il est simplement dommage que le rapporteur n’en tienne aucun compte dans ses recommandations. Ces éléments importants ont été également omis dans le résumé remis à la presse.

Des inconnues préoccupantes (Page 44)

Approfondir l’analyse du rapport bénéfice/risque des traitements
ainsi que la connaissance des données médico-économiques
relatives au dépistage et au traitement du cancer de la prostate
(...)
– évaluer le taux de survenue des effets secondaires pour en connaître la
fréquence et développer une prise en charge adaptée :

Il est regrettable que l’étude pivot de ce rapport ne se soit pas intéressée à la fréquence des effets indésirables des traitements du cancer de la prostate(cfs supra le lapsus du rapporteur). Cette suggestion d’évaluation ne sera d’ailleurs pas reprise dans les 13 recommandations finales du rapport. On ne sait donc toujours pas en 2009 quel est le pourcentage d’incontinence, d’impuissance, de complications graves des biopsies ou de décès qui accompagnent ce dépistage et ses suites.

Une contrevérité (Page 20)

Pour ces raisons, on peut aujourd’hui considérer que
l’étude européenne fait référence, et que jusqu’à preuve du contraire le dépistage du cancer prostatique apporte un réel bénéfice en terme de survie.

C’est faux. Aucune étude ne montre de bénéfice sur la survie. La baisse de la mortalité par cancer de la prostate n’a pas d’impact sur la survie globale. Un explication pourrait résider dans la perte compréhensible de l’élan vital chez les 30 hommes opérés ou irradiés pour celui qui est protégé d’un décès d’origine prostatique.

Interprétation abusive de résultats scientifiques (Page 23)

L’état actuel des recommandations médicales professionnelles concernant le dépistage volontaire du cancer de la prostate repose sur la mise en oeuvre combinée de deux tests : le dosage sanguin du taux d’antigène prostatique spécifique (PSA) et le toucher rectal.

Non. l’étude européenne sur laquelle se fonde le rapporteur ne comportait pas de toucher rectal systématique. Si l’on veut déduire une stratégie de l’étude européenne, il faut suivre son protocole, à savoir un dosage des PSA tous les 4 ans.

Un curieux aveu (Page 25)

D’une manière générale, les performances du test du PSA dans son
utilisation actuelle ne sont pas suffisamment satisfaisantes pour le consacrer
comme test de référence.

Le rapporteur n’est pas à une incohérence près.

Un impact fort sur l’activité des urologues (Page 29)

En France, le nombre
de cancers de la prostate opérés par voie chirurgicale a ainsi plus que quadruplé en neuf ans, passant de 6 881 prostatectomies en 1998 à 27 733 en 2007.

L’information se passe de commentaires. Rappelons que la mortalité de ce cancer n’a pas évolué significativement depuis 20 ans.

L’efficacité modeste de la chirurgie est éludée (Page 37)

Un bilan positif sur le plan quantitatif…
Le bilan dressé comporte trois constats principaux :
– bien qu’effectué sur un mode individuel, le dépistage du cancer de la
prostate a atteint aujourd’hui le stade d’un dépistage de masse, concernant
plusieurs millions d’hommes de plus de cinquante ans ;
– le dépistage a permis une meilleure détection des cancers, à un stade
plus précoce ;
– l’augmentation des cancers décelés au stade localisé a permis le
développement des traitements à visée curative.

Les mots ont un sens : un traitement "à visée" curative n’est pas un traitement qui guérit forcément. Dans les études ayant comparé la chirurgie à l’abstention en cas de cancer diagnostiqué par biopsie, la survie à 10 ans diffère peu entre les opérés et les non-opérés.

Des avis ne reposant sur rien de concret (Page 38)

S’agissant du recours au dépistage chez les patients les plus âgés, les
stratégies apparaissent trop hétérogènes, certains préconisant l’arrêt du dépistage pour les personnes de plus de soixante-quinze ans, conformément aux recommandations professionnelles, tandis que d’autres praticiens souhaitent ne pas priver leurs patients d’un instrument de connaissance de leur état de santé.

Il ne s’agit pas de souhait mais de faits scientifiques : même dans la seule étude favorable au dépistage, son impact chez les hommes de plus de 69 ans est délétère. Quant à la "connaissance de son état", l’intérêt de se voir révéler l’existence d’un cancer sur lequel aucune action n’est utile n’aide pas vraiment les patients.

Information ou désinformation (Page 38)

Les modalités actuelles du dépistage de la prostate reposent actuellement
sur l’initiative individuelle, qui a pour origine, selon l’enquête réalisée pour le
compte de l’OPEPS, dans plus de 70 % des cas le médecin et dans moins de 20 % des cas, le patient.
Ces données soulignent le rôle primordial de l’information et de sa
diffusion pour la mise en oeuvre du dépistage. D’une information hétérogène,
touchant de manière très diverse les hommes de plus de cinquante ans et leurs médecins traitants, naissent des inégalités de traitement qui ne doivent pas subsister.

Ces données montrent que les urologues ont obtenu, par leurs campagnes médiatisées, la mise en place d’un dépistage massif et "sauvage". Ce dépistage est réalisé à la demande d’un patient désinformé et donc manipulé, ce qui est anormal. De nombreux médecins prescrivent des PSA sous la pression de ces campagnes publicitaires. Les arguments sont émotionnels et non scientifiques ce qui est dangereux en terme de santé publique.

En résumé, ce rapport fournit une présentation tendancieuse de l’information disponible sur le cancer de la prostate, son dépistage et son traitement. Il ne tient pas compte des mises en garde émises par les membres de la commission lors de la mission confiée au rapporteur. Il recèle des conflits d’intérêts majeurs qui le privent de tout valeur objective. Les parlementaires s’honoreraient en ne lui accordant pas plus de crédit qu’il n’en mérite.

Post scriptum 1 : mes réticences au dépistage du cancer de la prostate proviennent d’une rencontre avec un urologue : le Pr Jacob Cukier. Mon premier stage d’étudiant hospitalier, en 1980, m’a conduit dans le "Palais du rein" de l’hôpital Necker où officiait ce grand urologue. Il m’a appris la rigueur, mais surtout le respect absolu du patient. Rien ne l’irritait plus que la prescription d’un examen sans intérêt évident pour le malade. Dix sept ans après ce contact marquant, j’ai lu un article où il défendait la modération dans le dépistage du cancer de la prostate. Cet article n’a pas pris une ride et résume très bien la problématique de ce dépistage, pour peu qu’on l’aborde avec un esprit à la fois humaniste et scientifique.

Post scriptum 2 : le premier post-scriptum m’a valu un contact émouvant par mail avec Jacob Cukier qui vit en Grande Bretagne. Il m’a autorisé à poster le commentaire suivant :

Comme vous le démontrez, les deux grandes statistiques récentes, l’une américaine et l’autre de l’EORTC montrent fort bien que la recherche du traitement "curateur" du cancer de la prostate n’apporte pour le moment rien d’autre si ce n’est de l’angoisse (d’un taux de PSA au suivant), des examens inutiles (et au demeurant onéreux mais combien profitables pour certains), des traitements agressifs et de fausses espérances, sans compter les effets secondaires. Ne serait-ce que le taux de patients incontinents après chirurgie, comme le démontrent les frais d’appareillage remboursés par les compagnies d’assurances américaines. Ce fait n’est jamais souligné. Et ne parlons pas de l’impuissance.

Le dépistage et surtout un dépistage stupide et acharné dépourvu de l’appréciation des conséquences peut s’avérer le pire ennemi du patient. Certaines biopsies prostatiques ont entraîné la mort par septicémie.
N’oublions pas que l’élévation du taux de PSA précède de 9 ans le début cliniquement appréciable de la maladie. C’est dire que dans l’évaluation des résultats des traitements, il faut ajouter cette durée aux soit-disant survies “sans récidive”. Cinq ou même dix ans ne veulent rien dire. Pour affirmer l’absence de récidive, la durée de surveillance doit donc logiquement se chiffrer à 15 ans au moins. Et que dire de l’hypocrisie du terme “récidive biologique”. Comme si le PSA était bon pour dépister un cancer à traiter, mais insuffisant à faire un constat d’échec.
Le dépistage du cancer de la prostate ne permet pas de prolonger la vie des patients. Il ne fait que les faire entrer plus tôt dans l’histoire de leur cancer.

Cette même problématique se retrouve à propos du dépistage du cancer du sein par mammographie. Le Prof. Michael Baum de Londres qui a consacré sa vie à promouvoir ce dépistage vient de faire l’amère constatation que ce dépistage ne sert absolument à rien. Personne ne veut l’écouter dans la presse médicale. Alors, il s’adresse à la grande presse.

Dans les deux cas, trop d’intérêts sont en jeu.

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