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Génie de groupe et intelligence collective
Première publication : samedi 6 novembre 2010,
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Si le mouvement 2.0 devait être qualifié par une propriété principale, je citerais incontestablement l’émergence ; le fait qu’un ensemble, un groupe, peut exhiber un comportement non prévisible par étude de chacun des ses composants, de ses membres.
Émergence classique
En mécanique, l’exemple classique d’émergence est celui des dunes de sable, dont le mouvement ne peut pas se déduire du comportement mécanique de chaque grain.
Au sein des groupes humains, on cite très classiquement deux phénomènes : la « sagesse des foules » et la « longue traîne ».
La sagesse des foules, d’après le livre de James Surowiecki publié en 2004, théorise le fait que, par des mécanismes d’agrégation de l’information, un groupe peut générer des prédictions plus justes que chacun de ses membres, et même que des experts.
L’exemple usuel est issu d’une étude du scientifique britannique Francis Galton lors d’un concours où il s’agissait de deviner le poids d’un bœuf après qu’il avait été abattu et débité. Pensant démontrer la supériorité des experts face aux béotiens, Galton a analysé 787 paris… pour réaliser que leur moyenne était de 1197 livres alors que le poids à deviner était de 1198 livres. La moyenne des paris (la plus simple agrégation possible des données individuelles) se révélait ainsi pratiquement exacte.
La longue traîne a été popularisée par un article de Chris Anderson publié en 2004, la même année que le livre de Surowiecki, dans le magazine Wired. Il montrait que la répartition des ventes de produit sur Internet est fort différente de celle qu’on obtient par des supports de distribution classiques (magasin, super ou hypermarchés).
Pour résumer, la longueur limitée des étagères physique fait la part belle aux « meilleurs ventes », et génère un profil de vente qui suit une loi normale, une demi courbe en cloche : une faible proportion des ouvrages génère la grande majorité des ventes, et les ouvrages atypiques sont ramenés à la portion congrue (rappelons que, dans une gaussienne, 68% de la distribution est située à moins d’un écart type du sommet, 95% à moins de 2 écart type et 99% à moins de 3 écart type).
Au contraire, en combinant des étagères virtuelles de taille illimitée et l’interaction des acheteurs, le classique « les gens qui ont aimé tel ouvrage ont également aimé tel autre ouvrage », la vente sur Internet fait apparaitre une loi de puissance qui, sans gommer l’effet « best sellers », donne à la masse des ouvrages de second ordre un poids global d’importance comparable (si la comparaison loi normale - loi de puissance vous intéresse, lisez l’article de Jean-Paul Delahaye sur les longues traînes).
Dans les deux cas on peut parler d’émergence ; quelque chose d’imprévisible naît de l’interaction des individus. Pour le premier cas c’est une capacité prédictive, pour le second, une modification de la diffusion des biens. Ce qui m’a toujours gêné, c’est que cette émergence est passive.
L’exemple de Galton se situe dans le contexte d’un concours ; chaque parieur s’attache donc, de façon très individualiste, à deviner « mieux que les autres ». Sans minimiser le fait que « la foule a fait émerger le pari idéal », cette expérience m’a toujours fait penser à l’émerveillement artificiel qu’on aurait en faisant jouer des amateurs à un jeu de fléchette et, alors que la plupart d’entre elles ne sont même pas dans la cible, de découvrir qu’elles sont idéalement réparties autour de son centre.
De la même façon, la longue traine ne s’intéresse qu’à des individus statistiques, des grains de sables qui concourraient inconsciemment à faire passer la forme de la dune des ventes de livres ou de CD d’un profil de loi normale à une courbe de loi de puissance.
Cette forme d’émergence de groupes individualistes est à mon sens le produit brut des technologies de la bulle internet dot.com que plusieurs années de loi de Moore ont transformé en applications de masse. Mais le 2.0, c’est tout autre chose ; il n’émerge pas d’un hasard de masse mais de la collaboration active et volontaire des individus. On peut imaginer que les ressorts en sont fondamentalement différents.
Émergence 2.0
Keith Sawyer est l’auteur du livre « Group Genius, The Creative Power of Collaboration ». Sous le titre « Group Genius and Collective Intelligence »,
il nous présente une étude publiée dans le magazine Science dans laquelle des chercheurs ont étudié 699 personnes placées dans des groupes de 2 à 5 personnes chargés d’assembler des puzzles, de collaborer dans des brainstormings, de s’engager dans des jugements moraux et de conduire des négociations avec des ressources limitées.
De l’analyse de la performance de ces groupes, les auteurs de l’étude ont dérivé une mesure d’« intelligence collective ». En utilisant des méthodes statistiques, ils ont trouvé un facteur commun qui entrait en jeu pour plus de 43% de la variance de toutes les tâches de groupe ; ils ont baptisé c cette mesure d’intelligence collective, par analogie à la valeur g qui mesure classiquement l’intelligence générale d’un individu.
Une mesure d’intelligence générale ayant été réalisée pour chaque individu, les auteurs ont réalisé que, contre toute attente, il n’y a pas de corrélation significative entre l’intelligence collective d’un groupe et la moyenne des scores g d’intelligence de chacun de ses membres. Ils ont également découvert que le maximum de g dans le groupe n’était pas corrélé avec c. En bref, le QI du groupe ne dépend ni de la valeur moyenne du QI de ses membres, ni du QI du plus « cortiqué » d’entre eux.
En combinant les résultats de cette première étude avec ceux d’une seconde étude, ils ont trouvé une relation modérée entre la moyenne des g, le maximum des g et la valeur de c. Mais c restait un bien meilleur facteur prédictif de la performance d’un groupe que les deux autres variables.
Les auteurs ont également cherché quels facteurs influaient sur la valeur de c. La cohésion du groupe n’avait pas d’effet, la motivation non plus, le plaisir pas plus. Les facteurs qui donnaient lieu à un c élevé étaient la sensibilité sociale moyenne des membres du groupe et la façon dont la participation aux conversations au sein du groupe était équitablement distribuée.
Il semble que la présence de femmes au sein du groupe est également favorable, mais cet effet semble corrélé au facteur principal de sensibilité sociale, généralement supérieure chez les femmes.
Théorie, action et invité surprise
Il serait exagéré de tirer trop de conséquences d’une seule étude, mais elle démontre a minima que l’émergence collaborative n’est pas un fantasme. A titre personnel, ces travaux scientifiques me confortent dans mes développements actuels, qui couplent réseaux sociaux et travail d’équipe. C’est également une merveilleuse mise en abyme du concept de duel que j’ai présenté dans l’article Santé 2.0, perspectives. La vision ethnographique pourrait bien nous amener à penser que, face au « génie du groupe », la faiblesse de l’intelligence individuelle est symbolique de l’amputation du duel, cette catégorie de nombre, comme le singulier et le pluriel, qui matérialise dans les populations dites primitives la superposition de personnes liées par une relation sociale.
Je retourne à mes développements et laisse bien humblement le dernier mot à Michel Serres. Ce penseur magnifique de la modernité, du haut de ses 80 ans, complète mes propos et me livre sur un plateau une transition avec de futurs articles. Au sein d’un abécédaire paru dans le numéro du 6 novembre du Monde Magazine, il a dédié la lettre D à la démocratie :
« Nous assistons aujourd’hui à un nouvel acte de la démocratie, celui de l’accès au savoir. Lorsque j’étais petit et que l’ophtalmo me mettait un produit dans l’œil, je luis demandais : “Qu’est-ce que c’est ?” ; il me répondait : “Je n’ai rien à vous dire, c’est mon métier.” Il y avait chez le médecin, le professeur ou le prêtre une présomption d’incompétence de l’autre. Aujourd’hui, cette présomption est supprimée. Les nouvelles technologies donnent à l’individu un nouveau statut. Une autre démocratie très importante est en train d’apparaître : la naissance de l’individu. Mais comment faire des collectivités avec des individus ? Faire communauté, faire couple, faire classe, faire parti politique, faire gouvernement, faire équipe est devenu difficile. A cet égard, l’échec de l’équipe de France de football est un paradigme magnifiquement moderne. Ce qui est arrivé en Afrique du Sud a montré qu’avec onze individus, on ne fait pas forcément une équipe. La naissance de l’individu crée une demande de démocratie qu’aucune institution ne peut compenser. Toutes les institutions politiques sont des dinosaures. »